« Ça fait mal », confie Lyne Desnoyers, agente régionale pour l’Arterre Estrie, un service de maillage axé sur l’accompagnement et le jumelage entre aspirants-agriculteurs et propriétaires.
« Les prix sont souvent trop élevés, parce que l’endettement qu’on aura pour la relève agricole sera beaucoup trop grand dans certains secteurs pour être capable de rentabiliser l’achat. On est très près des marchés de Montréal, de Québec et des États-Unis et ça nous rattrape. Il y a deux ans, on pouvait encore se comparer au Bas-Saint-Laurent et au Saguenay-Lac-Saint-Jean. »
À travers l’Estrie, les taux varient actuellement entre 1500 et 7500 $ pour chaque acre de terre cultivable (taux moyen de 4388 $/acre), affirme l’analyste principale à l’évaluation pour Financement agricole Canada, Lyne Michaud. Celle-ci mentionne les secteurs de Coaticook et Compton, de Wotton et Saint-Camille, et de Lambton et Saint-Romain parmi les plus prisés des dernières années. En comparaison, des chiffres du MAPAQ de 2010 indiquaient des prix oscillant entre 1000 $ et 4000 $ par acre cultivable.
Selon Mme Michaud, cette hausse est attribuable à un certain rajustement du marché. « Dans certains secteurs, dans les dernières années, le marché des terres agricoles a été très peu actif. Il y a eu très peu de transactions, ce qui a créé une rareté. C’est donc un rajustement normal considérant les circonstances. Le marché a été réactif plutôt à long terme », explique-t-elle.
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Recherche impossible
Serge Proulx et Nienke Van Der Wijk, les deux agriculteurs derrière l’entreprise maraîchère Jardin du Quartier, sont passés par la frustration et le désespoir plus d’une fois durant les quatre dernières années. Ceux-ci ont mis de nombreuses énergies pour tenter de louer une terre d’une dizaine d’acres pour les accueillir au terme de leur entente de cinq ans avec l’Incubateur du CIARC (Centre d’initiatives en agriculture de la région de Coaticook), en 2019.
« Si tu n’as pas beaucoup d’argent, c’est presque impossible de trouver quelque chose, déplore Mme Van Der Wijk en anglais. Si tu en as, tu n’as qu’à t’acheter 150 acres, mais nous ne sommes pas dans cette position. Trouver une petite terre, c’est difficile, et habiter dessus, ce l’est encore plus. »
La location s’est donc présentée comme l’unique option pour le couple.
« Nous faisions les marchés et nous abordions littéralement toutes les personnes qui auraient pu être intéressées », indique-t-elle. Mais les mêmes problèmes se présentaient toujours : « soit la terre est en mauvais état, n’a pas de services et n’a pas un bon drainage, soit les gens demandent beaucoup trop d’argent, ou bien ils n’ont aucune idée de ce que ça veut dire. On déménage une entreprise. Ils ne réalisent pas qu’on sera là six jours par semaine et qu’on ne quittera pas à 17 h. Il y aura des camions qui viendront livrer du combustible, il y aura des bâtiments et une serre. Bien sûr, on peut trouver une terre au milieu de nulle part à Bury, mais nos clients sont des restaurants sherbrookois. On les trouverait où, les clients? »
D’autres ne proposaient pas des baux d’assez longue durée. « On ne va pas investir des dizaines de milliers de dollars pour trois ans. Ça s’est vu, des gens qui ont loué et qui, au bout de deux ans, se font demander de quitter parce que le travail de préparation de la terre est fait. »
Ils avaient d’ailleurs déniché un endroit où déménager leurs opérations en février dernier. « Après quelques semaines, alors qu’on se préparait à mettre les plants dans la serre, le propriétaire nous a dit qu’il ne voulait plus de nous chez lui. C’était la deuxième semaine de la pandémie, alors nous étions vraiment dans le pétrin. Finalement, le CIARC nous a laissés rester un an de plus exceptionnellement. »
Aujourd’hui, ils préparent tranquillement une terre trouvée dans les environs d’Ayer’s Cliff. « Rien n’est officiellement signé, mais ça semble vouloir fonctionner. Le propriétaire a une grande terre biologique et veut faire une fiducie foncière avec. »
M. Proulx et Mme Van Der Wijk devront emprunter pour réaliser ce démarrage, mais les choses se compliquent d’autant plus, puisqu’ils ont tous deux plus de 40 ans et qu’ils ne se qualifient plus pour les programmes d’aide financière à la Relève agricole.
« La Financière agricole nous offrait un prêt pour le démarrage si nous trouvions une terre dans les cinq premières années. Mais comme nous n’avons pas trouvé avant 2019, nous n’y aurons pas droit. C’est très frustrant. Et le pire, c’est qu’on ne fait pas vraiment d’argent avec ce genre d’entreprise. Il faut être fou et passionné. »
En Estrie, c’est la majorité des terres vendues en 2019 qui ont été achetées par des entreprises agricoles existantes en désir d’expansion, selon Financement agricole Canada. Une tendance « comprenable » qui n’est pas nouvelle, mais qui blesse tout autant la relève, explique M. Pagé. « Ce qu’on perçoit actuellement, c’est que le milieu des terres agricoles, c’est un peu comme un plateau de Monopoly. Il ne s’en crée pas de nouvelles au Québec. Par contre, il s’en perd avec les différents développements domiciliaires. Ceux qui les détiennent déjà ont un investissement qui s’apprécie en plus d’être « dopé à la rareté ». Le prix continue d’augmenter, mais ne reflète absolument pas la richesse qui peut être créée de cette terre-là. »
Il se crée ainsi un fossé entre le revenu qu’on peut tirer d’une terre agricole et sa valeur, déplore-t-il. Mais surtout, la rareté fait en sorte que les producteurs s’achètent les terres entre eux plutôt que de les mettre sur le marché.
« Ça devient un actif extrêmement puissant, parce que plus la valeur augmente, plus on a la capacité d’emprunter dessus, ajoute-t-il. Ils vont faire des emprunts considérables pour pouvoir faire des investissements sur leur entreprise agricole, pour rester compétitif ou pour intégrer la relève familiale. Et il se crée une spirale de l’endettement qui peut être inquiétante. »
Au Québec, en 2019, on calculait que pour chaque dollar brut gagné par une entreprise agricole, celle-ci devait en moyenne 26 cents à ses créanciers. Selon la Financière agricole, en Estrie, on parle d’environ 16 cents par dollar brut gagné.
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Planifier, planifier, planifier
Le travail de Lyne Desnoyer, agente régionale pour l’Arterre en Estrie, consiste justement à créer des ponts entre des propriétaires de fermes et des aspirants agriculteurs, lorsque les transferts entre membres d’une même famille ne sont pas une option. « Un autre des enjeux à considérer dans l’équation est que nos producteurs ne font pas de planification financière de leur retraite, affirme-t-elle. La vente de l’entreprise ou de la terre, c’est pour leur retraite. Ils y tiennent mordicus. C’est certain que dans ce temps-là, ça fait encore plus mal, parce qu’ils vont viser un démantèlement plutôt qu’un transfert non apparenté pour aller en chercher le plus possible. Et traiter avec un courtier immobilier, ça augmente aussi le prix pour la relève. »
Depuis le début de son déploiement régional en juin 2018, l’Arterre de l’Estrie a réussi 20 jumelages, que ce soit sous forme de location, de prétransfert ou d’achat-vente.
Mme Desnoyers prépare les aspirants en s’assurant qu’ils respectent les six critères : un plan d’affaires, une formation en agriculture ou en gestion, de l’expérience en gestion, une fibre entrepreneuriale, de l’argent et un réseau de contacts capable de les épauler.
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Or, il y a bien des devoirs aussi pour les cédants. « Les producteurs, souvent, décident de vendre quand leurs genoux les lâchent. Ils attendent trop longtemps, malheureusement. Ils vont faire la préparation trop tardivement et l’énergie que ça prend, faire un transfert d’entreprise, c’est super important. Si on commence à 65 ou 68 ans, on n’aura souvent pas l’énergie de se rendre au bout, alors on va démanteler, ou on va vendre à perte. On va arrêter notre production et on ne vendra pas au plein potentiel. »
Selon une étude du Centre d’innovation sociale en agriculture du Cégep de Victoriaville, les transferts non apparentés d’entreprises agricoles prennent en moyenne quatre ans et demi et plusieurs essais.
« En même temps, tout ça est volontaire, analyse Philippe Pagé. Les cédants qui s’inscrivent pour peut-être transférer leur entreprise, c’est qu’ils ont la volonté forte et profonde de la léguer à quelqu’un et de ne pas la démanteler. C’est un sentiment qu’on devrait peut-être encourager au Québec. »