Le Canada jette ses vieux appareils électroniques à un rythme trop élevé pour l’industrie du recyclage. Résultat: pour être récupérés, nos «serpuariens» doivent parfois emprunter de longues routes vers la province voisine ou un lointain État américain, révèle notre enquête.
Ces derniers mois, Les Coops de l’information ont déposé 15 vieux appareils électroniques dans des écocentres municipaux, des entreprises privées offrant la cueillette en magasin et des organismes communautaires ayant pour mission de les récupérer. Il était question d’écrans d’ordinateur, de disques durs, de téléphones cellulaires, de routeurs et d’ordinateurs.
Nos journalistes ont pu les suivre grâce à des traceurs GPS collés à l’intérieur des appareils. L’expérience non-scientifique permet de constater que nos déchets électroniques prennent des routes bien différentes — et parfois très longues — selon nos régions.
Le 25 mai, un écran d’ordinateur déposé dans une succursale de Bureau en gros, à Gatineau, a pris la route du sud-ouest d’Ottawa, une semaine plus tard. Selon nos recherches, l’écran s’est retrouvé dans un chargement transporté par camion, en direction de Pointe-aux-Trembles, avant de faire un séjour chez le recycleur E-Cycle Solutions à Salaberry-de-Valleyfield.
Le traceur s’est remis en mouvement le 13 juin, sur l’autoroute 401, à Kingston, en Ontario. Le lendemain, passage à Tilburry, près de Chatham, puis à Détroit au Michigan, quelques petites villes de l’Indiana, et enfin South Holland, en banlieue de Chicago.
C’est à cet endroit, après une cavale de 1600 km, que l’écran de notre PC a fini ses jours.
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L’adresse de destination est celle de l’entreprise Green Electronics Solutions inc. (GES), qui se spécialise dans la récupération de composants de moniteurs d’ordinateurs.
Au téléphone, la porte-parole de GES, Kathy Orbau confirme que ce type d’appareil constitue une grande ressource pour l’entreprise. Elle n’est cependant pas surprise du nombre de kilomètres parcourus par notre écran. «Chicago, Ottawa. C’est possible. Nous recevons des cargaisons de Californie», dit-elle, Los Angeles étant située à 3200 km de Chicago.
À Chicago, Mme Orbau dit recevoir des camions remplis d’écrans ACL et de téléviseurs. GES inc. s’est fait une spécialité de séparer le plastique des matériaux plus précieux à l’intérieur des appareils.
«Des entreprises comme Staples (Bureau en gros, au Québec) essaient de se diriger vers le développement durable. Les gouvernements peuvent aussi nous aider à améliorer le traitement local ou régional de nos appareils. Mais l’industrie ne peut absolument pas devenir ‘zéro déchet’ à court terme. On ne dit pas jamais, mais c’est difficile.»
Cette entreprise américaine, qui a récemment ouvert un centre de recyclage dans le Grand Toronto, dit avoir connu une croissance globale de 35% au cours de la dernière année.
Une récente étude de l’Université de Waterloo, en Ontario, affirme que la quantité de déchets électroniques a plus que triplé ces vingt dernières années au Canada. D’ici 2030, les Canadiens pourraient en jeter jusqu’à 1,2 million de tonnes annuellement. En moyenne, un Canadien jette 25 kilos d’appareils électroniques par année. Aujourd’hui, même une laveuse peut contenir des éléments électroniques.
Le marché du recyclage et de la récupération d’appareils électroniques pourrait connaître un essor phénoménal... si les initiatives de récupération étaient capables de suivre la cadence de la surconsommation d’appareils électroniques.
«Le Canada n’a pas le niveau d’infrastructure industrielle pour reprendre toutes ses matières (électroniques) envoyées au bac de recyclage ou dans les centres de tri, explique Josh Lepawsky, géographe à l’Université Memorial de Terre-Neuve. Le recyclage est une très grande industrie mondiale. Rien que dans un ordinateur, c’est l’enveloppe plastique, l’écran, les métaux du disque dur et des circuits, par exemple. Ce sont plusieurs types de recyclage.»
Le professeur, spécialisé dans la production, la consommation et l’élimination des appareils électroniques propose une analogie entre l’industrie du recyclage électronique et celle des pièces automobiles. Dans un comme dans l’autre, le marché est plus nord-américain — voire mondial — que strictement local.
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«Gatineau-Chicago? Oui, c’est normal, croit le professeur Lepawsky. Cela peut paraître surprenant. Mais je crois que les gens comprennent aussi que des pièces de voitures voyagent entre le Canada et les États-Unis.»
À ses yeux, la plus grande nuisance environnementale n’est pas tant l’essence consommée dans le transport des vieux appareils vers les usines de récupération. «Le vrai gros problème, insiste-t-il, c’est la production et la grande consommation. Les grosses mines comme celles de Val-d’Or servent à alimenter l’industrie avec les composantes électroniques, métalliques et minérales. Les conséquences environnementales sont plus importantes. L’appareil envoyé au recyclage ne fait que suivre les infrastructures.»
PROJET-PILOTE À THETFORD MINES
Les résultats de notre enquête n’ont pas surpris non plus Gabriel Trottier Hardy, qui veut faire d’Enim, sa nouvelle entreprise située à Thetford Mines, un terreau fertile visant à recouvrer les métaux précieux se trouvant sur les circuits imprimés.
«Chicago, ce n’est rien. Votre écran d’ordinateur aurait pu aboutir à Séoul ou en Chine.»
— Gabriel Trottier Hardy, Enim
Les circuits imprimés sont les petites plaques, souvent vertes, que l’on trouve dans les ordinateurs et autres objets électroniques. Ils contiennent des métaux importants pour l’industrie électronique, comme l’or et le cuivre.
«Environ 7% des réserves d’or mondiales se trouvent dans les circuits électroniques, explique M. Trottier Hardy. Les gens doivent voir la valeur de leurs vieux appareils.»
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Leur procédé d’hydrométallurgie breveté en est encore au stade de projet pilote. L’entreprise veut traiter 5000 tonnes de déchets électroniques en 2025. Les visées du projet québécois sont internationales.
«Au Québec, on tire de la patte en recyclant de 25 à 30% de nos appareils qui doivent être recyclés, dit-il. D’autres ne recyclent pas, car ils craignent une perte de données personnelles inscrites dans leur ordinateur ou leur cellulaire.»
LE PROBLÈME DU PLASTIQUE
La route des vieux appareils électroniques vers une nouvelle vie demeure cahoteuse et imprévisible, et se révèle parfois être un cul-de-sac, observent des écologistes.
L’un des gros problèmes des déchets électroniques, c’est le plastique, explique Karel Ménard, directeur du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets.
«On parle de récupération d’appareils, mais on veut surtout les matériaux les plus payants. Le plastique des ordinateurs n’est que très rarement recyclable. Et il existe des dizaines de milliers de sortes de plastique.»
— Karel Ménard, Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets
Karel Ménard reproche au système de recyclage et de récupération d’appareils électroniques d’être «autoréglementé» par l’industrie. «La mosaïque de réglementation» au Québec et au Canada est «nébuleuse», dit-il.
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Son organisme s’inquiète du manque de traçabilité de tels objets domestiques envoyés dans les centres de récupération, les écocentres et les entreprises privées assurant une telle cueillette.
«Ne pas savoir où va mon appareil laissé chez un détaillant qui fait la cueillette gratuite des appareils, ça m’inquiète, dit-elle. Le gros problème, c’est le manque de transparence, l’accès aux données. Qu’est-ce qui est envoyé dans un four industriel pour y être brûlé, qu’est-ce qui est bien recyclé? Le plastique sert-il, finalement, à alimenter ce type de four? Les ordinateurs sont faits en Asie et aux États-Unis. Les normes de fabrication — et le potentiel de recyclage de ces appareils — ne sont pas décidées ici.»
Même son de cloche chez Équiterre, qui réclame plus de transparence sur les «écofrais», ces montants supplémentaires payés par le consommateur à l’achat d’un produit électronique neuf pour financer son recyclage et sa récupération. «Où vont ces appareils?», demande Amélie Côté, analyste en réduction à la source chez Équiterre.
«On sait que le produit peut être recyclé partout, au Québec ou à Chicago. Mais le principe de traçabilité organisée, ça sert à avoir confiance dans le système. Quand le recyclage est fait dans un autre pays, on ne connaît pas toutes les normes. On ne voit pas l’impact de nos choix. Afficher publiquement l’impact environnemental de tous nos choix aurait de l’impact.»
DES TRANSFORMATEURS «EN AMÉRIQUE DU NORD»
Au Canada, une grande partie de la cueillette et du traitement des vieux appareils est coordonnée par l’Association pour le recyclage de produits électroniques (ARPE). Ce groupe, qui revendique la paternité du terme «serpuariens», finance des campagnes de publicité nationales faisant la promotion du recyclage.
La majorité des grandes villes y sont associées. L’ARPE, qui compte 7800 membres dans neuf provinces canadiennes, distribue aussi les «boîtes bleues» servant à recueillir les petits appareils dans certains commerces et places publiques.
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Après avoir refusé notre demande d’entrevue, la directrice des communications de l’ARPE-Québec, Jacinthe Guy, a répondu à nos questions par courriel. Elle précise que les substances «préoccupantes», comme le mercure ou le plomb, sont retirées de nos vieux appareils électroniques désuets.
«Les autres composants sont traités à l’aide de procédés mécaniques dont le broyage, le déchiquetage et la séparation magnétique afin de trier et récupérer les matières recyclables, comme le verre, le plastique et les métaux, explique-t-elle. Ces matières sont ensuite acheminées vers des transformateurs en aval, puis réinsérées dans la chaîne d’approvisionnement manufacturière.»
Les recycleurs primaires associés à l’ARPE sont tous situés localement. D’autres transformateurs prennent le relais après le premier tri des matières, explique Mme Guy. «Elles sont principalement situées en Amérique du Nord.»
Avec Marie-Christine Bouchard, Mathieu Lamothe, Marc Allard et Patricia Rainville