Il y a quelques semaines, la Gatinoise Véronique Comeau jouait à Grand Theft Auto (GTA) dans un serveur axé sur le jeu de rôle. Dans celui-ci, les relations sexuelles entre personnes consentantes sont autorisées, ce qui peut mener à des débordements.
« Le gars m’a suivi, on s’est parlé, mais j’ai refusé toutes ses avances, raconte-t-elle. Il continuait et continuait. Il me disait des affaires dégueulasses. Le gars a fini par me dire qu’il n’acceptait pas ça un non. Je suis un peu tombée en panique. J’ai envoyé ça aux administrateurs pour qu’ils soient témoins et ils l’ont banni de façon permanente. »
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/NW5E46GNOFCCTCSS57CCF6OENM.jpg)
Faire ça dans la vraie vie, tu te ramasses probablement avec un casier judiciaire. Et des expériences comme celle-là, Véronique en a vécues plusieurs. Il y a environ un an et demi, une partie de Crab Game, un clone de la série à succès Squid Game sur Netflix, a dégénéré.
« Je suis tombée sur des Québécois par hasard et ça adonne qu’ils sont sur le même serveur que moi dans GTA. Ils m’ont dit toutes les insultes possibles sur mon physique et ils ont commencé à dire qu’ils allaient tuer mon personnage dans GTA. J’ai contacté les administrateurs du serveur qui sont des amis pour les faire bannir.
« Mais après avoir été banni, un des gars m’a dit qu’il savait où je vivais et il a commencé à m’envoyer des preuves. J’ai une petite fille de sept ans, elle est où la limite? »
Pratiquement toutes les gameuses ont vécu du sexisme à un certain moment dans leur vie. C’est le cas de Karyne Houle de Sherbrooke.
« Il y a deux semaines, je jouais à League of Legends avec mon chum. Je réussis à tuer un joueur de l’autre équipe et il m’écrit dans le chat de retourner jouer aux Sims. »
Jouons aux comparaisons. Est-ce que de dire à un joueur de hockey noir de retourner jouer au basket serait acceptable? Ou de dire à une femme qui gravit les échelons professionnels de retourner dans la cuisine? Et de dire à un hockeyeur homosexuel d’aller faire du patinage artistique? J’y vais d’une hypothèse risquée, mais je pense que non.
À lire aussi:
Se cacher pour avoir la paix
Le monde du jeu vidéo a longtemps été considéré comme typiquement masculin. Les jeux, la promotion, les personnages, tout était articulé autour des garçons. Même si aujourd’hui la situation a bien changé, cette perception demeure.
Pourtant, une récente étude de Circana souligne que 41 % des propriétaires de PlayStation 5 sont des femmes (c’était seulement 18 % à l’époque du PS1) et que 45 % des consoles Xbox Series ont été achetées par des femmes. Pour la Switch de Nintendo, c’est 52 % de propriétaires féminins et on est à 50 % pour les ordinateurs de gaming. Pourquoi alors lorsqu’on joue en ligne, a-t-on l’impression de voir beaucoup plus de gars? C’est simple, les filles cachent leur identité.
Laura, qui préfère taire son nom de famille pour éviter d’être reconnue, a commencé à jouer à Call of Duty durant son adolescence. Rapidement, la gameuse de Québec a compris que le fait qu’elle soit une fille dérangeait… beaucoup. Elle a donc utilisé un modulateur de voix pour se faire passer pour un garçon.
« J’avais changé ma voix pour sonner plus masculine, confie-t-elle. Les autres m’entendaient un peu comme si j’étais un jeune ado. C’était beaucoup plus facile de passer pour un ado qu’une fille. Ça réduisait beaucoup l’attention négative que je recevais.
« J’avais un groupe d’amis avec qui je jouais régulièrement, mais ils n’ont jamais su que j’étais une fille. Ils voulaient que je les ajoute sur Facebook alors j’ai changé mon nom, je leur ai dit que je m’appelais Laurent. J’avais les cheveux courts, donc ça passait. J’avais une fausse petite amie aussi. »
Après Call of Duty, Laura a joué à League of Legends et Overwatch, où les comportements misogynes se sont poursuivis.
« Je n’interagissais pas avec les gens, je disais le moins de mots possible. Ça fâche énormément les garçons si tu as des skills. Ils ne sont pas capables de juste nous considérer comme une personne. Automatiquement, ils essaient de devenir vraiment amis avec nous ou ils nous insultent. »
Laura, qui a 28 ans aujourd’hui, a tout simplement arrêté de jouer en ligne.
« Je me suis juste rendu compte que je n’étais pas heureuse. D’être maltraitée comme ça, ça te fâche. Tu deviens beaucoup plus fâchée dans la vie en général.
« Ça me manque, mais être emprisonnée dans des parties qui durent entre quinze minutes et une heure avec quelqu’un qui te veut du mal? Tu ne peux pas juste t’en aller et quitter la partie. Tu ne veux pas que les gens te signalent et que le négatif retombe sur toi. Tu dois endurer. »
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/FFKBPPBTGRETJASYO7ECDSFFUM.jpg)
Karyne Houle a vécu la même chose dans le premier Halo paru sur Xbox.
« J’étais vraiment bonne et très bien classée au point où je me faisais inviter à des tournois. Mais pour ne pas montrer que j’étais une femme, j’en ai refusé énormément. J’ai caché que j’étais une fille pendant un bon trois ou quatre ans. »
Elle a ensuite passé au jeu massivement multijoueur DOFUS où la situation était encore pire.
« Il y avait du chantage. Des joueurs disaient qu’ils avaient des photos de moi, mais ce n’était jamais vrai. C’était assez pour me faire pogner les nerfs pour que je lâche le jeu et que j’en fasse une dépression.
« Tu ne peux jamais jouer tranquille. C’est un gigantesque combat sans fin. »
— Karyne Houle
Pire quand tu es bonne
Plus le jeu est compétitif, plus la communauté est toxique pour les femmes.
Marie-Ève Lavoie, qui habite dans le secteur Charlesbourg à Québec, est bonne, même très bonne à Counter-Strike. Elle a participé trois ans de suite au Lan ETS, une grosse compétition de jeux en réseau organisée par l’École de technologie supérieure à Montréal.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/O3DX7TWYXBBSZCAOB6KPBROJAE.jpg)
« C’était l’enfer, c’était abusif. Je ne pouvais pas être bonne. Je me faisais dire d’aller faire des sandwichs. On se fait traiter de salope.
« J’ai reçu très souvent des dick pics [des photos d’organes génitaux] et j’en reçois encore. Je parle d’un jeu avec quelqu’un et paf, il m’envoie une photo de son pénis. Des menaces, j’en ai eu beaucoup aussi. J’ai eu des gars qui m’ont dit qu’ils allaient venir chez moi. Souvent, j’ai quitté des parties pour ça. »
La Sherbrookoise Amy Mole a participé à plusieurs tournois de Super Smash Bros et d’Overwatch et excelle dans les jeux vidéo. Dès qu’elle ouvre son micro, les insultes fusent.
« En ligne, ils viennent te chercher et te fatiguer en faisant des commentaires sexistes jusqu’à ce que tu pognes les nerfs et que tu partes. De mon expérience, la meilleure façon de composer avec ça, c’est de rester calme et de montrer que tu es meilleure qu’eux. C’est un environnement compétitif et toxique. »
Karyne Houle est enseignante en concentration de sports électroniques au Collège du Mont-Sainte-Anne à Sherbrooke. Elle entraîne également les équipes de sports électroniques du Cégep de Sherbrooke. Elle est mieux placée que plusieurs pour commenter.
« Si tu es une femme et que tu es vraiment bonne, il va toujours y avoir une certaine communauté qui va dire que tu es là juste parce que tu es belle ou parce que ton chum est bon. Tu as toujours été portée par un homme ou tu as fait des faveurs sexuelles pour arriver où tu es. Quand une femme surpasse un homme, elle va se faire insulter pas mal plus. »
Des solutions?
Pour écrire cette chronique et récolter des témoignages, j’ai fait une publication dans un groupe d’amateurs de jeux vidéo qui regroupe près de 40 000 membres. Et même à travers des dizaines de commentaires de femmes racontant des expériences de sexisme ou de harcèlement, certains hommes trouvaient le moyen de minimiser cette réalité.
J’en ai discuté avec François Savard, président de la Fondation des Gardiens virtuels, qui vise à promouvoir l’utilisation saine et responsable du numérique. Et son analyse est très juste.
« Presque tout le monde joue, donc les problèmes de la société sont reflétés dans les jeux. Certains pensent que c’est cool de dire à une fille d’aller faire un sandwich, ils pensent qu’ils font partie de la gang. Sauf que ces mentalités peuvent changer comme l’utilisation des insultes homophobes a changé dans les dernières années.
« Mais il y aura toujours un pourcentage de cons qui va rester, peu importe ce qu’on fait. Et souvent ce petit pourcentage est le plus vocal. »
On peut penser notamment à Andrew Tate, cet influenceur misogyne ultra populaire, ou au mouvement incel. Ces mouvances se retrouvent dans le jeu vidéo qui a en plus toujours été un refuge pour des gens avec des difficultés sociales. Ajoutons des communications directes ultraperformantes ainsi qu’une absence ou presque de supervision et ça donne un mélange explosif.
Mais à part subir, qu’est-ce qu’on peut bien faire pour changer les choses et permettre aux filles d’être elles-mêmes en ligne ou ne pas avoir à se construire une carapace simplement pour jouer tranquille? Malheureusement, pas grand-chose.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/KYI2EXTIVREL5GVJU2V3FQUVGI.jpg)
Les studios peuvent bien tenter de bannir des comptes ou censurer certains mots. C’est l’équivalent de tirer du paintball sur un char d’assaut.
« Je peux le signaler et la personne risque de faire bannir son compte, indique Karyne Houle. Mais ça veut dire quoi au juste? La personne peut s’en créer un autre. C’est une petite tape sur les doigts. »
« Ils vont juste t’insulter ailleurs ou trouver d’autres moyens, ajoute Amy Mole. Ils vont trouver d’autres mots et tu découvres un moment donné que de te faire traiter de lune par exemple, c’est une insulte. Je suis contre la censure parce que si on fait ça, on n’apprend rien et on fait comme si ça n’existait pas. Il faut en parler, éduquer et sensibiliser les gars à gérer leur émotion, mais il n’y a pas de solution miracle.
« Pour les filles, il ne faut pas tolérer cette culture misogyne et sexiste, mais il y en a tellement que parfois il faut juste se tasser, même si je ne veux pas priver une fille d’un jeu qu’elle aime. »
Lumière au bout du tunnel
Reste que tout n’est pas noir. De l’aveu de plusieurs gameuses qui sont nées avec une manette de Nintendo 64 dans les mains, la situation, bien que loin d’être parfaite, s’est beaucoup améliorée depuis 20 ans. Des plateformes comme Discord permettent de parler en groupe restreint d’amis et il est possible dans la majorité des jeux de cibler les personnes avec qui on veut jouer. La plupart des filles citées dans ce texte jouent d’ailleurs principalement avec de petits groupes d’amis pour éviter de se faire insulter ou harceler. Certains jeux sont aussi beaucoup moins toxiques que d’autres.
Tout comme dans le sport ou d’autres activités entre amis, la taquinerie (trash talk) fait partie du jeu. J’en suis même personnellement un grand admirateur. Mais de cibler ou de s’acharner sur une personne en raison de son sexe ce n’est pas de la taquinerie, c’est de la misogynie. Et je sais que le jeu en ligne est toxique même pour un homme blanc hétérosexuel. La moindre action est une invitation à l’intimidation. Mais les insultes qui précèdent ont été dirigées vers des gameuses PARCE QU’elles sont des filles. Et c’est là que la ligne de ce qui est acceptable ou non est franchie.