« Moi, j’ai travaillé toute ma vie, j’avais une famille. Je n’ai jamais imaginé que ça pouvait m’arriver. Je n’étais pas préparé à ça. Ça m’est tombé dans la face et c’est un univers où j’étais complètement désarmé. »
Sa première nuit dehors, cet été, a été marquée par des heures de grand désarroi.
« Je me suis vraiment demandé ce que je faisais là. J’étais dans le néant et complètement perdu. Je ne savais pas où aller. Je tournais en rond. »
Il avait le sentiment de toucher le fond.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/6HW3ICRARBH4NMV4PY5QMGPVZA.jpg)
« Je suis allé frapper à la porte du Partage Saint-François quelques fois, mais j’avais peur de ne pas être accepté, je me demandais si j’allais avoir une place. »
Pendant deux semaines, il a erré dans la ville avec son sac à dos. Un sac léger parce que pour tout bagage, il n’avait que des vêtements. Et un sac de poubelle pour se protéger en cas de pluie. Rien d’autre.
« Quand tu réalises que tout ce que tu as, c’est ça, tu frappes un mur. Ça peut vraiment arriver à n’importe qui, l’itinérance. Maintenant, je sais ça, je ne juge plus. »
Pour Martin, c’est une séparation qui a créé le premier déséquilibre.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/FHEYH3CTQZHVBG7QX5557VEMRI.jpg)
« Ça n’allait plus, j’étais en train de briser la famille, je le voyais bien. J’ai décidé de partir. C’était mieux pour tout le monde. »
Il est allé vivre chez sa mère, qui avait besoin d’aide. Pendant trois ans, il a pris soin d’elle. Mais il n’a pas pris soin de lui. La bière est devenue une béquille de moins en moins occasionnelle.
« Cet été, c’était devenu trop lourd pour moi. Ce n’était pas simple, mes tantes étaient dans le dossier parce que ma mère avait besoin de davantage de soins, d’un lieu plus adapté. Elle est maintenant en résidence, où elle est beaucoup mieux. »
Lui, il a abouti au centre Jean-Patrice Chiasson en pensant qu’il pourrait rester là quelques semaines.
Il ne pouvait pas.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/QNRIAJJ4YRH3JGFR72DAF45JBU.jpg)
« À partir de là, je me suis retrouvé sans toit. »
À 49 ans. Du jour au lendemain, Martin n’avait plus rien qui ressemble à un chez soi.
C’était un cauchemar assorti d’une souffrance qu’il a tenté d’engourdir.
« Je me suis mis à boire tout le temps, le soir comme le matin, pour m’évader. J’avais l’impression d’être dans un film. »
Il avait déjà vu la misère « en se promenant en ville ». Là, il faisait partie du décor. Un décor triste. Les dernières statistiques qui démontrent une aggravation de l’itinérance, elles ont pour lui un visage. Celui de tous ceux qu’il a croisés pendant les semaines où il était sans domicile fixe.
« L’itinérance a fait un grand bond. J’ai vu beaucoup de pauvreté, de violence et de drogue. J’ai vu du monde dormir par terre. J’ai vu des gens qui avaient besoin de soins psychiatriques. J’ai vu des jeunes de 19 ans pris dans le cycle de la rue. J’ai vu tout ça, ça m’a fait mal. Je consommais pour me couper de la réalité. »
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/R2YPDVP7H5FQDN2MHGI6OGXQLY.jpg)
Il ne consomme plus depuis qu’il est arrivé au Domaine Orford, il y a un mois. Le centre de traitement des dépendances a été son parachute.
Il atterrit encore.
Et c’est là qu’on se rencontre, dans le giron d’une salle de conférence aux chaises usées, en compagnie de David Bouchard, l’intervenant de l’organisme Action Plus qui a accompagné Martin dans ses démarches.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/OPOKQHN43ZHDLGDALEU757IRW4.jpg)
«Au quotidien, moi, j’aide les prestataires de l’aide sociale. Ce ne sont pas tous les prestataires d’aide sociale qui sont itinérants, mais tous les itinérants ont droit à l’aide sociale, alors forcément, l’itinérance fait partie du paysage avec lequel on compose », expose David.
La recrudescence des demandes d’aide qui survient habituellement en octobre ou novembre, il l’observe cette année depuis la fin du mois d’août. Pour la première fois.
«L’augmentation du coût des loyers et des aliments, elle fait mal. Avec un chèque de base de 770$, tu peux difficilement te loger et faire une épicerie. Une personne sans abri m’a déjà dit qu’elle préférait passer l’hiver dehors avec un coûteux manteau chaud et pouvoir manger plutôt que d’avoir un toit et être affamé.»
Arrive ce constat que l’aide sociale n’est plus ce filet de sécurité qui devrait empêcher les gens de glisser vers la rue. C’est un problème.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/B2P4WIMB25ESLLSSVHQMVBFWUE.jpg)
«Actuellement, les sommes versées ne permettent plus aux gens de s’en sortir, assure David. Tous ceux que je croise dans le cadre de mon travail, s’ils le pouvaient, s’ils étaient en mesure de le faire, ils iraient travailler demain matin. Personne n’a envie de demeurer sur l’aide sociale.»
Ce mythe-là qui veut que certains «profitent du système», il est tenace.
«Parmi ceux que j’aide, certains ont déjà eu une maison, ils ont déjà eu un emploi. Ils ont payé des impôts parfois pendant 25, 30, 40 ans avant que n’arrive un coup dur et qu’ils perdent pied.»
C’est ce qui est arrivé à Martin. Perdre pied.
« J’ai été chanceux d’avoir de l’aide de David et de la travailleuse sociale du CLSC », répète-t-il quelques fois.
« Oui, mais tu es allé la chercher, l’aide, intervient David. Tu as frappé aux bonnes portes. Tu as mis les efforts. Tu peux être fier de ça. »
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/WK55WPRRNJCZPDVKUFJYSUHEWA.jpg)
Martin acquiesce. Sa posture change légèrement. Un timide sourire éclaire son visage.
Ça fait du bien, un peu de fierté, après des semaines marquées par la gêne et la honte. Dans la rue, il aurait voulu pouvoir s’effacer et disparaître.
« Je rentrais la tête sous ma casquette, je maintenais la tête basse, je détournais le regard pour être certain qu’on ne me reconnaisse pas. J’avais honte, oui. »
À la fin de l’été, il y a eu une journée bonbon. Une journée qui l’a aidé à rebâtir un peu sa confiance.
« David m’a invité à participer à une activité d’Action Plus. J’ai fait des hot dog pour le diner, la députée Geneviève Hébert est venue faire un tour. J’ai jasé avec du monde, je me suis senti un peu plus à ma place. »
Trois jours plus tard, il entrait en thérapie.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/7M75A6PVPVFQ3PDQWCEOA4BHYQ.jpg)
« Une chance. Si j’étais resté dans la rue, honnêtement, je ne sais pas si je serais encore en vie. »
Sa phrase s’éteint dans un silence. Dans la salle de conférence aux chaises fatiguées, Martin baisse la tête, croise et décroise ses mains, soupire.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/H3TSL7GWZ5H2PKV5R77R557J3A.jpg)
Il ne veut jamais repasser par là. Devoir dormir en dessous du pont Joffre. Trouver refuge sous les arbres. N’avoir nulle part où aller. Avoir faim. Avoir mal. Avoir peur.
« Je n’avais plus le goût de rien. Je n’avais pas le contrôle sur ma vie. Je ne savais pas où je m’en allais. Ce que je voyais autour de moi, c’était terrible. Il y en a beaucoup, du monde qui dort dehors. Et de l’entraide, je n’en ai pas constaté beaucoup. Peut-être parce que j’étais le nouveau qui arrivait dans cet univers. Mais j’ai croisé des gens qui auraient eu besoin d’aide. Je me demande comment ils vont faire. »
Sur le mur en face de nous, comme un mantra, une phrase se lit en découpe sur le mur blanc : Chaque jour, je cultive mon bonheur.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/ZSJPFKTGJ5DNHN4Q3STXWVAGTI.jpg)
C’est un peu ce que cherche Martin. Du bonheur.
« C’est difficile, parce que c’est quasiment comme dans l’armée, ici. Il faut respecter des règles. Mais je comprends pourquoi, et ça m’outille pour après. J’apprends à devenir plus autonome, à vivre mieux. Les intervenants veulent nous donner un cadre, une routine. J’ai un lit, je mange trois repas par jour, donc je peux dire que oui, je suis bien. »
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/VJXB3YVDSNCEPLOWEEP24XI3KQ.jpg)
Martin s’interrompt, revoit sa formulation. Il est plus que bien, en fait. « Je sais que je suis en train de me sauver la vie. »
Et il est en train de la reprendre en main.
« J’ai été soudeur, j’ai travaillé dans la construction. Je n’ai pas été très fort dans les études, mais je suis un gars travaillant, habile de ses mains. Je vais me prendre un appartement, je veux retourner travailler. Et je souhaite être mieux que j’étais. J’ai arrêté de consommer, je ne toucherai plus à ça, l’alcool. Ça ne me tente plus de me faire du mal. »
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/R7XNK75GA5CCVN7AMYUQXVLE6Q.jpg)
Martin relève la tête. Il n’est pas sorti du bois, mais de la rue, oui. Et de ça, il est fier.
« Je n’ai pas fini de travailler fort. Je sais que mon frère a mis ce que j’avais dans un petit entrepôt. J’ai hâte d’être dans mes affaires. »
Quand il se projette dans six mois, il se voit chez lui. Ce sont des choses toutes simples du quotidien qui le font rêver. Dormir dans son lit. Prendre une douche. Manger de la bonne bouffe.
« J’ai hâte de cuisiner de la pizza maison ou de faire ma sauce à spag. J’ai hâte de retrouver une vie normale, finalement. »
Renouer avec ses deux filles fait partie des projets.
« Je les ai appelées, un ami leur a appris ce qui m’était arrivé, mais moi, je l’avais caché. Je veux les revoir quand je serai à mon 100 %. Je veux les inviter à souper, passer un moment avec elles. »
Il a hâte d’être rendu là. Dans son futur chez lui. Parce que ce sera le signe qu’il est ailleurs, qu’il va mieux, qu’il est enfin sorti du bois.
***
Une histoire à raconter? Écrivez-moi: karine.tremblay@latribune.qc.ca
Pour réagir à cette chronique, écrivez-nous à opinions@latribune.qc.ca. Certaines réponses pourraient être publiées dans notre section Opinions.