Joannie et Sophie m’ont contactée un peu en désespoir de cause. Parce que j’ai déjà écrit sur le sujet qui les préoccupe, et parce qu’elles estimaient avoir tout tenté de leur côté pour que la situation qu’elles ont constatée soit prise au sérieux. Une situation où elles soupçonnent qu’une petite fille a peut-être été victime de mutilation génitale féminine. Ici. Au Québec.
Elles ont d’abord téléphoné à la DPJ. C’était la chose à faire. La porte à laquelle cogner.
Sauf que la porte s’est vite refermée. Joannie et Sophie s’expliquent d’ailleurs encore mal pourquoi.
Joannie et Sophie, ce n’est pas leur vrai nom. Elles m’ont demandé d’utiliser un pseudonyme pour préserver leur confidentialité et ne pas donner d’indice sur l’identité de l’enfant. Pour ne pas nuire, non plus, au lien de confiance qu’elles ont avec la famille de la fillette, qui fréquente le service de garde où elles travaillent toutes deux, dans la grande région de Québec.
Précisons ici que Joannie est éducatrice au CPE, et que Sophie en est la directrice.
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« Je suis dans le milieu de l’éducation à la petite enfance depuis plusieurs années, c’est la première fois que je constate quelque chose du genre, mentionne Joannie. En changeant la couche d’une petite fille de mon groupe, j’ai dû écarter ses lèvres. J’ai remarqué, alors, que son anatomie était différente de ce que je suis habituée de voir. Le clitoris était absent. J’ai dû regarder deux ou trois fois pour être certaine de ce que je constatais. Ça me semblait grave, j’étais vraiment troublée. »
Après le départ de l’enfant, à la fin de la journée, Joannie est allée confier son malaise à Sophie.
« Quand j’ai vu sa réaction de grande surprise, j’ai compris qu’elle-même n’était pas au courant. J’ai saisi que c’était gros, que mon trouble avait toute raison d’être. »
Dans les jours subséquents, Sophie a profité d’un changement de couche pour constater par elle-même ce que lui décrivait sa collègue. Elle en est venue à la même conclusion. La petite fille de deux ans semblait avoir subi une excision.
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« Même si on reçoit des enfants de familles de diverses provenances, c’est la première fois qu’on était devant une situation comme celle-là », expose la directrice.
Elle le dit très candidement : elle ne savait au départ pas quoi faire devant ça.
Elle a donc d’abord pris contact avec Info-Santé.
« Au chapitre des soins de santé, on ne pouvait pas aller plus loin, parce que c’était cicatrisé. Il n’y avait pas de points de suture, pas d’œdème, ce n’était pas une blessure récente ou en voie de guérison. C’était déjà complet, si on peut le dire ainsi. L’infirmière nous a tout de même précisé que l’excision était un acte illégal au Québec. »
C’est elle qui les a dirigées vers la DPJ.
Signalement, déception, frustration
« Toutes les deux, on était très ébranlées. On a pris la décision de faire un signalement. »
Et c’est là où elles ont frappé un mur. Elles ne s’y attendaient pas.
« L’intervenante à qui j’ai parlé m’a dit qu’elle devait consulter sa supérieure immédiate pour déterminer si ma plainte allait être conservée ou non. »
Le retour a été rapide, elle a rappelé Sophie avant la fin de la journée. Pour l’informer que le signalement n’était pas retenu. Parce que c’était « une question beaucoup trop délicate pour eux ».
Trop délicate?
J’arrête ici le déroulé des événements pour surligner ces mots-là : trop délicate. Vraiment? L’organisme censé être le gardien de la Loi sur la protection de la jeunesse trouvait la question « trop délicate »?
Apparemment, oui.
« L’intervenante m’a dit de faire ma propre enquête, en questionnant les parents pour tenter d’avoir des réponses à mes questions. Très sincèrement, j’étais vraiment fâchée. Le but de notre signalement, ce n’était pas nécessairement de retirer l’enfant de son milieu, mais d’assurer au moins sa protection », exprime Sophie.
Elle a tenté d’expliquer que ça n’avait aucun sens qu’on leur renvoie la responsabilité de creuser le sujet.
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« Nous, on doit garder le lien de confiance avec les parents, on ne peut pas se mettre à poser des questions. Et on ne veut surtout pas que l’enfant quitte le CPE. On ne sait pas ce qui peut arriver, ensuite. »
Peine perdue. Les doléances de la directrice n’ont trouvé aucun écho. Même si elle soulevait la possibilité qu’un geste illégal ait pu être commis au Québec. Un geste qui peut exposer la personne qui le commet à une peine d’emprisonnement de 14 ans.
« Le fait que la DPJ nous renvoie la balle, c’est complètement ahurissant, intervient Joannie. Nous, on parle de ce qu’on a vu, mais on n’a pas les compétences médicales pour juger davantage.»
Les deux collègues me précisent que les parents de la famille sont originaires d’Afrique du Nord et qu’ils sont au pays depuis quelques années. Leur petite fille est née ici.
«On émet un doute quant à ce qui a pu se passer, mais on ne connaît pas le contexte. Et l’autorité qui peut confirmer ou infirmer le doute qu’on a refuse de se saisir de la question. »
C’est pourtant le rôle de la DPJ, note Sophie.
« Parce que c’est elle qui a l’autorité légale pour poser ces questions. Qu’elle s’en dédouane ainsi, c’est inacceptable. »
Joannie et Sophie soupirent d’une même voix. Elles n’en reviennent pas encore. Et elles s’inquiètent.
« C’est trop gros pour nous toutes seules. On sait qu’il est impossible de revenir en arrière pour cette enfant. Mais il est encore temps d’agir pour les autres petites filles qui naîtront peut-être dans cette famille. On faisait ce signalement aussi dans ce but-là. »
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J’ai contacté la DPJ de la région concernée, qui m’a renvoyée vers le service des communications du CIUSSS de la Capitale-Nationale. Là, on m’est revenue avec une réponse plus que laconique : « La Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) nous empêche, à tous égards, de transmettre quelque information que ce soit qui pourrait permettre d’identifier un enfant, ou ses parents, suivis par nos services. »
J’ai donc décidé d’aller un pallier plus haut, du côté de la Direction nationale de la protection de la jeunesse, au ministère de la Santé et des Services sociaux. Même retour, même désolant son de cloche. Pas d’entrevue. «Bien que la situation que vous rapportez est préoccupante, vous comprendrez que nous ne pouvons commenter un cas précis», c’est là la seule réponse, écrite, qui a suivi ma demande.
Si j’étais cynique, je dirais que c’est pratique, les cas précis.
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Luce Couture et Andrée Yanacopoulo ont ensemble signé le livre Silence, on coupe!, dans lequel elles dénonçaient l’existence de mutilations génitales féminines ici, au Québec. Elles plaident la nécessité d’agir et de faire appliquer la loi.
«On a recueilli des témoignages, on sait que ça arrive et que de petites Québécoises subissent ces mutilations, même si c’est illégal. On a le devoir d’enquêter, de savoir, de changer les choses. Et si la DPJ ne s’en charge pas, qui le fera? Les responsables doivent faire leur travail et protéger les fillettes», martèlent-elles.
Sous le couvert de l’anonymat, une source très bien informée a accepté de m’expliquer ce qui aurait normalement dû se produire après le signalement fait par les éducatrices. Appelons cette source Frédérique.
« Ce n’est pas une situation qu’on voit fréquemment, mais ce type de signalement doit être retenu autant en abus sexuel qu’en abus physique. Une garderie qui fait ce genre de signalement, ça commande qu’on aille voir. La réponse qui a été donnée aux éducatrices est donc étonnante. »
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Pour le moins. Parce que normalement, le signalement aurait dû permettre de déclencher l’entente multisectorielle, qui prévoit la collaboration avec les services policiers afin de voir s’il y a lieu d’ouvrir une enquête criminelle.
« En pareil cas, on met en place des mesures de protection immédiate. On fait voir l’enfant par un médecin pour évaluer s’il s’agit effectivement d’une excision », mentionne Frédérique.
Ensuite survient une rencontre avec les parents. Le contexte culturel peut être considéré pour adapter l’approche auprès d’eux, mais il ne change pas la donne.
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« C’est là où, oui, c’est vrai que c’est délicat, ça prend un doigté dans l’approche. En entrevue, on va être sensible au parcours migratoire des gens qui sont devant nous. Après ça, ça n’excuse pas le geste, et ça ne le minimise pas non plus. La Loi de la protection de la jeunesse (LPJ) est la même pour tous et elle s’applique à tous. Indépendamment de la culture. Il n’y a pas d’exception. »
Il n’y a pas d’exception non plus quant au devoir d’agir en cas de doute.
La protection des enfants, c’est une responsabilité partagée et collective, rappelle Frédérique.
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L’article 39 de la LPJ est clair. Tout professionnel ou tout citoyen qui a des soupçons d’abus physiques ou sexuels à l’endroit d’un enfant a l’obligation de signaler.
« Quand les gens émettent des réserves à l’idée de faire un signalement, je leur dis qu’on préfère qu’ils le fassent, qu’on se déplace, qu’on aille voir. Au final, si ce n’est pas fondé, tant mieux, on ferme le dossier et tout le monde est rassuré. Mais on ne reste pas avec un doute. »
Et aucun dossier n’est « trop délicat ». Que des intervenants de la DPJ puissent penser autrement est dérangeant. Éminemment dérangeant.