Chronique|

Voici ce qui s’est passé ce soir-là rue Sainte-Geneviève

L’administration Marchand a été jusqu’à maintenant réticente à confirmer les faits et le contexte qui ont mené à la démolition du 45 rue Sainte-Geneviève.

CHRONIQUE / L’administration Marchand reconnaît qu’elle aurait dû obtenir l’aval du ministère de la Culture avant de démolir un immeuble du Vieux-Québec le 19 mai dernier.


Y aurait-il eu quelqu’un au ministère pour répondre au téléphone ce vendredi soir là et prendre une décision?

Je vous laisse en juger, mais moi, j’en doute. On sait à quelle vitesse ce ministère (et d’autres) traitent les dossiers. Même en attendant au lendemain, la probabilité était mince un samedi matin de trouver au bout de la ligne du ministère un décideur décidé.



Devant l’imminence d’un effondrement pouvant mettre à risque le voisinage, la Ville a bypassé la bureaucratie, les rubans rouges et la Loi.

Elle devra s’en expliquer au ministère, s’en excuser peut-être et promettre de ne plus recommencer. Cela ne ramènera pas l’immeuble démoli, mais consolera peut-être l’ego froissé du ministre.

L’administration Marchand a été jusqu’à maintenant réticente à confirmer les faits et le contexte qui ont mené à la démolition du 45, rue Sainte-Geneviève.

Cela pourrait s’expliquer par la crainte que l’affaire aboutisse devant les tribunaux. C’est même une certitude. Les avocats sont à l’affût. On ne sait juste pas encore qui va poursuivre qui et pour quels motifs.



En attendant une version officielle plus complète, voici, au meilleur de mes connaissances, comment les choses se sont passées ce soir-là.

Selon mes informations, c’est le propriétaire de l’immeuble, Jean-François Barré, qui a lui-même appelé le 911 vers 17h. Il venait de constater que son bâtiment avait bougé.

Des policiers et des pompiers ont répondu à l’appel. Un ingénieur en structure de la Ville s’est rendu rue Sainte-Geneviève, a examiné l’immeuble, pris des photos et mis son sceau d’ingénieur sur son verdict : risque d’effondrement imminent.

Il a vu comme d’autres le « ventre-de-bœuf » sur la paroi de la résidence. Mais un « ventre-de-bœuf » ne veut pas toujours dire qu’un immeuble va tomber.

Parfois, c’est juste le parement qui est gonflé et à risque. Je n’ai pas cette confirmation pour le 45, Sainte-Geneviève.

Ce que je sais cependant, c’est que l’ingénieur a été alarmé par la fondation effritée. Les solives qui normalement s’y appuient pour soutenir les planchers et l’immeuble reposaient dans le vide. Un risque intenable, a-t-il jugé.



Le chef de l’opposition Claude Villeneuve a dénoncé une décision de démolir prise sur le fly en sautant des étapes.

Ma compréhension est différente.

La Loi sur la sécurité incendie du Québec (section 5 article 40) donne aux pompiers de larges pouvoirs pour « accomplir leurs devoirs lors d’un incendie, d’un sinistre ou d’une autre situation d’urgence ».

Ils peuvent entrer dans un immeuble, dans les lieux adjacents, ordonner des évacuations, etc.

La loi leur donne aussi le pouvoir « d’autoriser la démolition d’une construction pour empêcher la propagation d’un incendie ou d’un sinistre ».

On comprend qu’il n’y avait pas le feu ce soir-là, mais un sinistre appréhendé. Les pompiers en ont-ils trop étiré le caractère imminent? Certains peuvent le croire, mais voyez la suite :

L’information sur l’état de la maison a été transmise en soirée jusqu’au directeur du service incendie de la ville, Christian Paradis. Il n’était pas sur place, mais a participé aux réflexions et discussions.

La direction générale et le service de sécurité civile de la Ville y ont aussi été mêlés. Des élus de l’équipe Marchand ont été informés, mais n’ont pas participé à la discussion, m’a-t-on dit.



Quatre scénarios ont été envisagés ce soir-là.

1- Ne rien faire et attendre que l’immeuble s’effondre de lui-même. Personne n’aurait alors reproché à la Ville d’avoir agi trop vite.

Mais il y avait un risque qu’en s’écroulant, l’immeuble endommage ou emporte le bâtiment adjacent, ce qui aurait pu faire des blessés.

2- Stabiliser l’immeuble en attendant la suite. La possibilité a été évaluée, mais le risque pour des travailleurs fut jugé trop élevé.

Au moment de démolir, il a d’ailleurs suffi de toucher au bâtiment avec la pelle mécanique pour enclencher l’effondrement.

3- Fermer la rue, évacuer le voisinage immédiat et démolir l’immeuble sur-le-champ.

4- Fermer la rue, évacuer le voisinage et laisser passer la fin de semaine avant de prendre une décision. Avec le risque que l’immeuble s’effondre en attendant et emporte le voisin.

C’est le directeur du service incendie, comme le prévoit la Loi, qui a pris la décision finale de démolir le soir même. Une décision sans appel.

Le propriétaire était sur place lors de la démolition. Il semblait parfaitement d’accord, m’a-t-on rapporté.

J’aurais préféré l’entendre de la bouche du cheval, mais celui-ci n’a pas donné suite à ma demande d’entretien.

M. Barré détenait depuis 2019 un permis de la Ville pour rénover l’immeuble et a reçu des subventions à cet effet.

Le soir de la démolition, j’ai compris qu’il n’a jamais été question d’en informer le ministère de la Culture ou de lui demander la permission. Même si c’est une obligation légale du ministère et que sa Loi a en théorie préséance sur toute autre.

Protéger le patrimoine ou les personnes?

Voilà qui soulève une intéressante question de « juridiction » et de valeurs.

Une loi qui protège le patrimoine doit-elle primer sur une loi qui protège les personnes et la sécurité publique?

On tient tous à protéger le mieux possible le patrimoine. Les pompiers comme les autres. Démolir est pour eux aussi un dernier recours. Cela ne se fait pas avec insouciance. On a déjà pu le mesurer.

Vous vous souvenez il y a quelques années de ce promoteur pressé de démolir l’ancienne église Saint-Cœur-de-Marie pour élever une tour résidentielle?

Ce promoteur a mis en demeure le service incendie pour qu’il ordonne la démolition de l’église au motif du danger public. Les pompiers sont allés évaluer le risque et ont jugé qu’il n’y avait pas urgence. L’église a fini par être démolie quand même, direz-vous. Mais ce ne fut pas la décision des pompiers.

Lorsque le clocher de l’église Saint-Sauveur menaçait, les services d’incendie et de sécurité civile l’ont fait retirer du toit, mais n’ont pas demandé la démolition de l’église. Il est d’ailleurs prévu réinstaller ce clocher l’an prochain.

L’histoire commence bien avant l’appel au 911.

Tout le monde, dans l’administration Marchand comme à l’opposition, dans les comités de citoyens et sociétés préoccupées d’histoire a déploré la perte de la maison de la rue Sainte-Geneviève.

L’histoire la plus préoccupante, ce n’est cependant pas celle qui s’est produite le soir du 19 mai. C’est celle des années qui ont précédé.

Le manque de rigueur dans la surveillance des bâtiments du patrimoine. Celui de la rue Sainte-Geneviève, mais aussi tous les autres.

L’absence d’un inventaire précis des bâtiments à protéger, l’absence de suivi lorsque la Ville donne des permis de rénovation; longtemps le manque de moyens pour contraindre les propriétaires à entretenir leurs bâtiments; le tataouinage du ministère de la Culture qui par ses règles tatillonnes pour chaque poignée de porte ou couleur de peinture, finit par décourager l’entretien des immeubles.

La liste serait longue des mesures à déployer pour éviter de devoir décider dans l’urgence de la démolition d’un immeuble du Vieux-Québec. Si enquête il doit y avoir, souhaitons qu’elle ne commence pas seulement avec l’appel au 911 de ce 19 mai.