Plaidoyer de Gérard Bouchard pour une histoire mieux incarnée

Dans son nouveau livre intitulé Pour l’histoire nationale-Valeurs, nation, mythes fondateurs, Gérard Bouchard affirme que l’histoire enseignée depuis plusieurs années, au Québec, est trop désincarnée pour transmettre aux nouvelles générations des valeurs significatives pour l’ensemble de la société.

Gérard Bouchard a beau être historien, en même temps que sociologue, il ne se reconnaît pas dans la manière dont on enseigne l’histoire au Québec. Jugeant que plusieurs manuels produits dans les dernières années offrent une vision désincarnée de ce que fut notre passé, il propose différentes avenues afin que les nouvelles générations se sentent interpellées par cette matière à laquelle s’arriment de larges pans de notre identité.


Tel est le propos de son nouveau livre publié chez Boréal et disponible en librairie à compter du 9 mai. Intitulé Pour l’histoire nationale: Valeurs, nation, mythes fondateurs, il passe en revue les principaux manuels produits du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui. Après la lourde empreinte du discours religieux, on voit apparaître des visions moins antipathiques aux Premières Nations et d’autres où la Nouvelle-France est perçue comme une entreprise mercantile et foncièrement liberticide, par opposition à l’image du paradis perdu qu’on a tenté de lui accoler.

L’auteur se montre sympathique à ces mises à jour, tout en regrettant qu’à maints égards, la façon de raconter notre histoire se soit rigidifiée. « Il faut l’écrire autrement, pas juste avec des dates, des événements et des noms. Il n’y a pas de récit, non plus, alors que c’est le mode le plus ancien afin de relater l’histoire d’une communauté. Il s’agit d’abord de créer une émotion, avant d’aller plus loin », a énoncé Gérard Bouchard au cours d’une entrevue accordée au Quotidien.

Dans son livre, il évoque fréquemment – pour le condamner – le lyrisme qui imprégnait les vieux manuels. Leurs auteurs, comprenant plusieurs hommes d’Église, transformaient en figures édifiantes des personnages qui ne méritaient pas une telle distinction. Des aventuriers se vendant au plus offrant. Des gouvernants corrompus. Des racistes convaincus. « Les héros pullulaient. On les a sacrés dehors, mais en noyant le bébé dans l’eau du bain, puisqu’on ne les a pas remplacés », estime le professeur au département des sciences humaines de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).

Ce n’est pas d’hier que ces questions le préoccupent. Estimant que la culture des sociétés, les valeurs qui les sous-tendent, a besoin d’un large support, il constate que la plupart des personnes et des institutions qui les véhiculaient au Québec sont en perte de vitesse. « Avant, c’était entretenu par les familles, les médias, les romans et l’Église, entre autres. Or, les familles ont rapetissé, tandis que les médias sont fractionnés et que le discours politique a perdu une bonne part de sa crédibilité, fait observer Gérard Bouchard. À l’exception des héros sportifs, il nous reste quoi? »

Puisque le Québec est en panne de héros, après avoir éliminé la plupart des modèles proposés par l’Église, Gérard Bouchard estime qu’on devrait s’attarder au cas des défricheurs. «Les valeurs qui les animaient sont plus intéressantes que celles des dirigeants de la Nouvelle-France qui, eux, méprisaient le peuple», fait-il remarquer.

En ce qui touche la transmission, il croit que l’une des rares options toujours valides est l’école. Comme les enseignants côtoient les jeunes cinq jours par semaine, pendant de nombreuses heures, ils ont la capacité de communiquer des messages, en partant des valeurs civiques sur lesquelles peut s’appuyer une société. Il importe cependant de leur offrir du contenu à la hauteur de cette mission, ce qui passe par une vision plus habitée de notre histoire nationale.

Rouvrir la fabrique de héros ne suffira pas, cependant. Il faudra identifier avec soin ceux qui, venus d’un passé parfois lointain, possèdent des qualités qui résonnent encore de nos jours. Parmi les noms qui lui viennent spontanément à l’esprit, Gérard Bouchard mentionne Félix Leclerc, le premier des nôtres à avoir percé à Paris, de même que René Lévesque, Jean Béliveau, Maurice Richard et Guy Lafleur, dont le décès au printemps 2022 a soulevé une vague d’émotion qui ne carbure pas qu’à la nostalgie.

Il relève également le courage des Oblats qui partaient dans le Nord, seuls dans leur canot, pendant de longues semaines. Ou encore les Jésuites du temps de la Nouvelle-France, à tout le moins, ceux qui, après avoir voulu les évangéliser, ont réalisé que la civilisation dont se revendiquaient les Premières Nations était supérieure à celle des Français. « Ils avaient la démocratie, l’égalité entre les hommes et les femmes, ainsi que l’habitude de prendre des décisions par consensus », donne l’historien en exemple.

Au sommet de son panthéon personnel, par ailleurs, on retrouve le patriote Chevalier de Lorimier, dont la lettre d’adieu à sa conjointe exprime son attachement indéfectible envers la démocratie. Et sur un registre différent, il y a les défricheurs, ces humbles d’entre les humbles qui ont bâti le Québec à force de bras et de sacrifices qui dépassent l’entendement. Si d’autres propositions peuvent prêter à débat, comme lui-même le laisse entrevoir, celle-ci lui apparaît aussi évidente que le nez au milieu du visage.

Ce sont eux qui ont fait le pays dans l’insécurité totale, sans considération ni espoir de mobilité sociale. Ils ont défriché la vallée du Saint-Laurent, puis des régions comme le Saguenay-Lac-Saint-Jean, dans des conditions de vie primitives. Les valeurs qui les animaient sont bien plus intéressantes que celles des dirigeants de la Nouvelle-France qui, eux, méprisaient le peuple.

—  Gérard Bouchard

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Les États-Unis, l’exemple à ne pas suivre

Quand on se compare, on se console. Même si le Québec et le Canada ne peuvent rien tenir pour acquis, les valeurs sur lesquelles reposent ces sociétés sont suffisamment fortes pour les aider à maintenir un minimum de cohésion. Chez les Américains, en revanche, la situation est différente, estime Gérard Bouchard.

« Les États-Unis, c’est l’exemple d’un pays qui s’est dégradé, comme l’a confirmé un titre que j’ai vu dans le New York Times, fait-il remarquer. Ça disait : « On n’est plus capables de rien faire ensemble » et j’y vois la conséquence du glissement amorcé dès les années 1980, au cours de la présidence de Ronald Reagan. »

Pendant huit ans, celui-ci a réduit les impôts sur les grandes fortunes tout en s’attaquant aux programmes sociaux. C’est également sous son règne que l’appât du gain est devenu une vertu (« Greed is good »), selon le principe frauduleux voulant que plus les riches feront de l’argent, plus les miettes tombant de leur table vont améliorer les conditions de vie des simples mortels.

Ce qu’on identifie comme le principe du ruissellement n’a jamais fonctionné, sauf pour une minorité de privilégiés. Par contre, il a eu un effet durable et terriblement corrosif au chapitre des valeurs. « Dans les années 1980, 80 % des gens croyaient à l’American dream, l’idée que si on travaille fort, on sera récompensé. Preuve que ça ne marche plus, ce taux est rendu à 20 % », note Gérard Bouchard.

Les États-Unis montrent ce qui arrive à une nation qui a vu s'effriter ses valeurs communes, avec la crainte qu'elle ait atteint le point de non-retour.

À ses yeux, c’est comme si le contrat liant l’ensemble de la société avait été rompu. L’écart entre la rémunération des patrons et des employés s’est considérablement élargi, faisant en sorte que pour ceux-ci, l’accès aux études supérieures, ainsi qu’à la propriété, s’est transformé en miroir aux alouettes. De quoi provoquer un immense désenchantement qui a pesé lourd dans l’émergence de Donald Trump.

Les gens ont constaté que la société américaine n’avait pas rempli sa part du contrat. Alors, ça s’est fracturé, constate l’universitaire. Aujourd’hui, les deux grands partis n’arrivent plus à négocier quoi que ce soit, même le relèvement du plafond de la dette. C’est fou. Avant de donner leur accord, les Républicains veulent couper dans le programme de nutrition destiné aux enfants.

—  Gérard Bouchard

Même la Cour suprême est tombée sous l’emprise des clivages, ce qui laisse peu d’espoir d’assister à une reprise en mains à brève échéance. « Comment relever ça? On ne le sait pas. Peut-être que ça prendrait un grand président. Un président dans le genre de Kennedy », s’interroge tout haut Gérard Bouchard.

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Le livre le plus important de Gérard Bouchard

«Ce sera mon livre le plus important, un livre sur lequel j’ai travaillé pendant 50 ans, en faisant d’autres choses en parallèle. C’est pour cette même raison que j’ai créé le fichier BALSAC», fait remarquer Gérard Bouchard, en référant à son fichier de population s’appuyant sur les actes de l’état civil du Québec.

L’ouvrage en question, qui sera publié à l’intérieur d’une fenêtre de deux ans, racontera l’histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean, de 1840 à 1940. «Dans ce texte qui est maintenant prêt, j’en parle sous l’angle de la culture, de la religion et de l’économie, entre autres. Comme le commande l’histoire sociale, j’ai couvert tous les aspects», indique le professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi.

Au cœur du livre, on retrouvera les défricheurs, figures à la fois héroïques et anonymes, sans lesquelles la région telle qu’on la connaît aujourd’hui n’existerait pas. Au 20e siècle comme au 19e, en effet, ce sont eux et leurs familles qui ont repoussé les limites du peuplement. Une souche à la fois. Une terre à la fois.

«J’ai lu tous les mémoires des anciens recueillis par monseigneur Victor Tremblay dans les années 1930. Il avait eu accès à des témoins des débuts de la colonisation et souvent, en découvrant ces récits, je n’en revenais pas. L’hiver, par exemple, des familles vivaient avec les animaux dans des camps, pour se réchauffer. On croise là-dedans des vies extraordinaires», affirme Gérard Bouchard.

Les derniers à avoir enduré ce calvaire se trouvent toujours parmi nous, comme il a pu le constater lors d’une conférence prononcée devant des étudiants de l’École internationale de Kénogami, il y a quelques années. Venant de sortir le roman Mistouk, l’auteur en avait profité pour décrire comment vivaient les ancêtres des adolescents réunis devant lui.

Dans le livre qui suivra <em>Pour l'histoire nationale</em>, Gérard Bouchard décrira ce que fut la vie au Saguenay-Lac-Saint-Jean, de 1840 à 1940.

«Sentant qu’ils étaient là par obligation, je me suis mis à parler des villages de la région qui avaient été fondés dans des conditions primitives, sans soutien du gouvernement, sans école, ni services médicaux. J’ai ajouté que pour combattre la famine, des gens devaient manger des racines et des petits fruits, se souvient-il. À partir de là, les étudiants étaient au bout de leur chaise. Ils ont posé plein de questions.»

À la fin de la conférence, un professeur a pris la parole. Il a prononcé quelques mots avant de s’arrêter, puis de se mettre à pleurer. C’était un homme d’une soixantaine d’années, peut-être, et il a confirmé ce que je venais de relater, que c’était une vie de misère dont lui-même avait fait l’expérience. Il a aussi dit que personne n’a jamais parlé de ces gens.

—  Gérard Bouchard

Plus récemment, trois voyages effectués dans des villages du Haut-du-Lac lui ont permis d’échanger avec d’autres témoins directs. À ces enquêtes de terrain se sont superposés des constats tirés du fichier BALSAC, notamment à propos de l’emprise de la religion sur les colons. L’un d’eux montre que dès les années 1930, le pourcentage de vocations religieuses a commencé à baisser dans la région. On était pourtant loin de la Révolution tranquille.

Une autre donnée révélatrice de l’évolution des moeurs se rapporte au délai moyen séparant la naissance des enfants de leur baptême. Jadis, il ne dépassait pas 24 heures, tant on craignait que le bébé n’aboutisse dans les limbes en cas de décès. «Même en pleine tempête, les gens partaient pour faire baptiser le petit, mais dans les années 1940, on avait moins peur des limbes, rapporte Gérard Bouchard. Le délai s’est donc étiré.»