Plus « sain » de laisser ses souliers à la porte, vraiment ?

Détecter des bactéries n’implique pas forcément que les chaussures sont une source importante de contaminants.

L’affirmation : « J’ai vu une histoire que je trouve un brin loufoque, qui a couru dans certains médias américains et qui a été relayée par Québecor récemment : la science indiquerait qu’il vaut mieux laisser ses chaussures dans l’entrée à cause des contaminants et des microbes qui sont dessus. Mais l’article ne donne que le nom des deux chercheurs qui l’affirment, sans référence ni données. Fausse nouvelle ? », demande Michelle Gagnon, de Québec.


Les faits

L’article en question est un court résumé d’une lettre ouverte qui a été reprise ici et là, mais qui à l’origine a été publiée sur le site The Conversation. Il y est dit, essentiellement, que nombre d’études ont détecté des polluants chimiques et/ou des bactéries (parfois résistantes aux antibiotiques) sur la plupart des souliers testés, si bien qu’il vaudrait mieux se déchausser en entrant chez soi afin d’éviter de contaminer toute la maison.

Les deux auteurs de la lettre ouverte, Patrick Taylor de l’Agence australienne de protection de l’environnement et Gabriel Filippelli de l’Université de l’Indiana, ont une expertise véritable sur ce genre de question. Leur avis compte donc pour quelque chose. Mais on ne peut pas dire non plus qu’il est partagé par tous leurs collègues — loin de là.

«Disons que j’ai trouvé ça un peu intense, comme affirmation», commente Caroline Duchaine, spécialiste des bioaérosols et de la qualité de l’air à l’Université Laval. Son collègue Jean Barbeau, microbiologiste en prévention des infections à l’Université de Montréal, estime pour sa part qu’il n’est «pas démontré que ça [le fait de laisser ses souliers à l’entrée] ferait une grosse différence».

Étape manquante

Il existe bel et bien des travaux, d’ailleurs nombreux, qui ont trouvé toutes sortes de contaminants sur les chaussures. Par exemple, une étude anglaise parue dans les Annals of the Royal College of Surgeons of England a comparé les chaussures extérieures aux souliers portés uniquement au travail par les employés d’une clinique médicale. Pas moins de 88 % des premiers étaient contaminés par au moins deux souches bactériennes viables, contre seulement 20 % pour les chaussures d’intérieur.

Une revue de la littérature scientifique citée dans la lettre ouverte présente plusieurs autres articles qui sont arrivés à des résultats comparables. Et d’autres travaux ont fait pareil avec les polluants chimiques. En théorie, donc, les semelles peuvent effectivement être des vecteurs de contaminations.

Sauf que détecter des bactéries/polluants n’implique pas forcément que les chaussures sont une source importante de contaminants dans les maisons, et encore moins qu’elles font entrer ces substances à des niveaux dangereux. Il y a là un pas supplémentaire qui, lui, n’est pas bien supporté par la science.

La lettre ouverte cite à l’appui une étude de modélisation qui a conclu qu’«environ le tiers de [la poussière dans les maisons] provient de l’extérieur, amené par le vent ou sous les chaussures». Mais l’article, paru en 2009 dans Environmental Science and Technology, n’indique pas vraiment quelle part vient avec les échanges d’air et quelle part est transportée sur les souliers, sauf pour dire que 58 % de l’arsenic qui se dépose sur les planchers vient avec l’air (le reste entre sur les semelles) et que cette proportion a varié dans le temps pour le plomb.

Et les couvre-chaussures ?

Fait intéressant et qui peut éclairer la question, ici : on trouve de nombreuses études qui ont tenté de voir si le port de couvre-chaussures en salle d’opération ou en laboratoire réduisait la contamination. Et les résultats sont très équivoques.

Certains travaux ont observé qu’il y avait moins de bactéries sur le plancher quand les employés portaient des couvre-chaussures ou des souliers réservés à la clinique Mais il en existe plusieurs autres qui ont conclu que les couvre-chaussures n’ont aucun effet significatif sur la contamination bactérienne des locaux ou sur le risque d’infection des patients.

Il peut rester approprié d’utiliser ce genre de mesures aux soins intensifs, «où les gens sont plus vulnérables ou immunosupprimés. Dans ces cas-là, il faut faire attention, dit M. Barbeau. Mais à la maison, quand bien même que j’introduirais un peu de e-coli sur mon plancher, ça ne fera pas grand-chose».

D’autant plus, ajoute Mme Duchaine, qu’« en supposant qu’on rentre des bactéries à l’intérieur, si elles sont sur une semelle ou sur le plancher, elles ne sont pas dans des conditions où elles peuvent proliférer, alors le risque n’est pas vraiment là ».

J’ai tout de même trouvé une étude, publiée en 1999 dans Environmental Science and Technology, qui a échantillonné plusieurs maisons dans les jours suivant l’application de 2,4-D (un herbicide) sur la pelouse. Et un des facteurs qui réduisait le plus la contamination, c’était justement de se déchausser à l’entrée. Les résultats variaient selon le type de plancher (tapis, bois, etc.), mais le fait de laisser ses souliers à l’entrée réduisait de 50 à 95 % les quantités d’herbicide par m².

Cependant, les auteurs de l’étude ont aussi pris des mesures AVANT l’application de l’herbicide et elles suggèrent que l’effet des souliers est très faible hors des périodes «aigües» où on vient d’épandre le produit. Les concentrations observées avant l’application étaient en effet souvent comparables ou à peine plus élevées que celles mesurées dans deux maisons inoccupées qui servaient de point de comparaison.

Et alors que, tout de suite après l’application, les concentrations étaient à leur maximum sur le plancher de l’entrée et diminuaient à mesure qu’on s’en éloignait, AVANT l’application elles étaient souvent plus élevées ailleurs que dans l’entrée — ce qui suggère que les chaussures n’étaient pas la principale source.

Verdict

Pas si clair que ça. On trouve, certes, toutes sortes de polluants et de bactéries sur la plupart des chaussures, bien des études l’ont prouvé. Mais de là à dire qu’il s’agit d’une source importante de contamination dans les maisons, il y a un pas supplémentaire qui, lui, n’a pas été si bien démontré que cela. En fait, plusieurs résultats suggèrent que le fait de garder ses souliers ne fait généralement pas une grosse différence.