La « bibitte Fleurimont ». Au bout du fil, c’est l’expression que le Dr Frédéric Mior, anesthésiologiste dans les hôpitaux du CHUS, utilise pour décrire le bloc opératoire le plus complet et le plus complexe en région. En province, aucun autre centre ne se compare vraiment à celui de Fleurimont.
À Fleurimont, on offre des soins spécialisés et surspécialisés, tertiaires et quaternaires. On parle de chirurgies pédiatriques, néonatales, cardiaques, oncologiques complexes ou traumatologiques, parmi tant d’autres exemples, rappelle le Dr Mior.
Or, rien ne va plus dans les équipes au bloc opératoire de Fleurimont. Mercredi, une vingtaine de professionnelles en soins de l’unité ont pris la parole : sur le plancher, seuls 24 des 75 postes d’infirmière sont comblés. Elles dénoncent une surcharge de travail monumentale et craignent carrément que le bloc ne passe pas l’été. La situation, disent-elles, n’est pas comparable à celle du bloc opératoire de l’Hôtel-Dieu, par exemple.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/PPDEM2SJ5ZFQPJ6XTS32MXIHAM.jpg)
« Le bloc de l’Hôtel-Dieu s’est relevé de la pandémie. Le bloc de Fleurimont, pas du tout », explique l’anesthésiologiste. La raison est fort simple, poursuit-il : durant près de deux ans, en pandémie, les transferts d’infirmières vers le bloc opératoire de Fleurimont ont cessé. Si on en compte habituellement aux « trois ou quatre mois », le robinet a été complètement coupé alors que le délestage pandémique, qui a particulièrement touché la chirurgie aux yeux du Dr Mior, était à son paroxysme.
Toutefois, former une infirmière pour travailler au bloc de Fleurimont prend environ neuf mois, en raison de la complexité des chirurgies qui y sont pratiquées. C’est donc dire que pendant une longue période, aucune nouvelle infirmière n’est venue bonifier l’équipe et celles qui sont arrivées par la suite n’étaient pas prêtes à travailler avant près d’un an. Cette situation est venue mettre une grande pression sur l’équipe en place, ce qui a poussé des infirmières à démissionner. Le cercle vicieux s’est ainsi enclenché.
« Pendant la pandémie, le délestage et l’arrêt d’intégration a fait mal. Le plan de match à long terme n’a pas été considéré », observe une infirmière de ce département, qui a requis l’anonymat.
Reprenant l’analyse faite par ses collègues mercredi, cette infirmière rappelle que le taux de rétention des nouvelles arrivantes au bloc est loin d’être optimal, alors qu’une sur deux ne reste pas. Chaque semaine, disait-on mercredi, une nouvelle personne part en maladie ou pour cause d’épuisement.
« Les départs font mal », souffle l’infirmière. Pour remédier à la situation, comme une offre de services chirurgicaux doit être maintenue 24h sur 24, le personnel se voit imposer, directement ou indirectement, du temps supplémentaire, exprime-t-elle.
« On ne peut pas simplement prendre une infirmière à l’Hôtel-Dieu, ou nulle part ailleurs au Québec même, et l’envoyer en urgence à Fleurimont. La formation de bloc opératoire pour une infirmière ne répond pas aux besoins de cette unité. Le personnel qui y travaille a développé une spécialité en bonne et due forme et il tient à bout de bras notre offre de services », convient elle aussi la cheffe de département de chirurgie au CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Dre Anne Meziat-Burdin.
« Pour celles qui arrivent, poursuit-elle, la formation est excessivement stressante, car le sentiment d’incompétence peut être fort quand on doit apprendre tant de nouvelles choses. C’est ce qui explique que plusieurs ne restent pas. »
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/NCSHWXCFKJHFPKSMI2PYKO6VQI.jpg)
« Nuisance catastrophique »
Cette (sur)spécialisation est la plus grande cause du problème au bloc de Fleurimont, analyse d’ailleurs la Dre Meziat-Burdin. Si elle conçoit qu’une offre de services complète en région peut être une force, centraliser ces services spécialisés à un seul endroit n’est rien de moins qu’une « grave erreur de vision ».
« Ça ne s’est fait nulle part ailleurs. De le faire au départ, ç'a été une erreur, mais de maintenir cette concentration à Fleurimont, c’est une nuisance catastrophique. »
— Dre Anne Meziat-Burdin
Du côté des infirmières, on souscrit à cette vision. La professionnelle en soins ayant accepté de se confier à La Tribune évoque qu’à l’Hôtel-Dieu, la majorité des chirurgies sont orthopédiques. On y pratique aussi des chirurgies spécialisées, notamment pour le traitement du cancer du sein ou en oto-rhino-laryngologie.
« Voyez-vous que l’équité des spécialités n’a aucun sens ? Ç'a toujours été le cas. Fleurimont, c’est Bagdad la moitié du temps », illustre-t-elle.
En ce sens, elle plaide pour un « partenariat avec nos collaborateurs », dont l’Hôtel-Dieu, pour une meilleure répartition des spécialités. C’est une solution qui peut paraître compliquée, mais qui serait en fait très réalisable, selon la Dre Meziat-Burdin.
« On travaille là-dessus. S’il y avait une volonté de le faire, ça pourrait être faisable demain. Certaines spécialités pourraient opérer à l’Hôtel-Dieu, moyennant des investissements et des transferts d’équipements, mais c’est faisable », tranche-t-elle.
Le but serait donc « d’alourdir l’Hôtel-Dieu » afin « d’alléger Fleurimont », explique la cheffe de département. Évidemment, cela demanderait une révision des horaires à l’Hôtel-Dieu, mais rien d’impossible à ses yeux. Après tout, « on ne peut pas rester les bras croisés devant la situation à Fleurimont ».
Manque de salles
Le problème avec les spécialités et les surspécialités chirurgicales, c’est que la plupart des cas nécessitent une intervention relativement rapide et qui peut être très complexe.
Et c’est là qu’entre en ligne de compte un autre problème créé par la pénurie de main-d’oeuvre : le manque de salles opératoires. En excluant le bloc mineur de cinq salles, six des neuf salles opératoires sont ouvertes. Cet été, selon tous les intervenants consultés pour ce reportage, ce nombre descendra à quatre, parfois même trois. Le CIUSSS prévoit une annonce officielle lors de la semaine du 5 juin.
« Avant la pandémie, Fleurimont fonctionnait à neuf salles. Cependant, une analyse des besoins de la population fixait les requis à environ 13 salles pour ce bloc opératoire. Nous pourrions donc dire que Fleurimont, avant la pandémie, était ouvert à 100%, mais répondait à 70% des besoins. À six salles ouvertes, il est ouvert à 66%, mais répond à 46% des besoins sans inclure les besoins de rattrapage en chirurgie qui font quand même partie de l’équation. Cet été, à quatre salles ouvertes, il sera ouvert à 44%, mais répondra à 31% des besoins », analyse le Dr Frédéric Mior.
« La direction nous a avisés que le seuil critique afin de rester sécuritaire pour la population était de six salles par jour, sans quoi il y aura des décès sur les listes d’attente. »
— Infirmière du bloc opératoire de Fleurimont
Pour sa part, la Dre Meziat-Burdin évoque carrément une « catastrophe » pour dépeindre la situation du nombre de salles, qui est « extrêmement inquiétante pour la population ».
Ainsi, les spécialistes doivent se partager les salles d’opération. Le Dr Mior indique par ailleurs que, chaque jour, la chirurgie cardiaque en reçoit une et qu’une autre est dédiée aux situations d’urgence, peu importe la spécialité.
Celui qui a été longtemps chef de département d’anesthésiologie au CIUSSS de l’Estrie-CHUS explique que de réduire une liste d’attente pour un chirurgien spécialiste devient donc très compliqué.
« Si un chirurgien a 50 patients sur sa liste et qu’il a une journée opératoire par mois, ça se peut qu’il dédie cette journée à un patient dont la chirurgie est super complexe et prend une journée à faire », image-t-il.
Le neurochirurgien David Fortin, qui oeuvre à l’Hôpital Fleurimont, dit déjà faire face à ce problème.
« Je n’ai pas une très grosse liste d’attente, car je fais de l’oncologie. Ces cas passent vite, mais là, j’ai déjà promis des chirurgies pour deux jeunes femmes âgées de 19 et 22 ans pour cet été, car elles veulent se faire opérer avant la rentrée. Je leur ai promis, mais je regarde ça avancer et je ne crois pas que j’en serai capable », dit-il.
« J’ai vu cinq patients en clinique cette semaine et j’en ai rajouté trois sur ma liste d’attente, décrit le Dr Fortin. Je devais opérer cette semaine, mais on m’a cancellé. Et je ne suis pas le pire ici! »
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/DPH33WYRCBHYFIMNCZJQ5OJF6M.jpg)
Point de rupture
Pour toutes ces raisons, les intervenants interrogés par La Tribune en arrivent à la même conclusion que les infirmières ayant pris la parole mercredi : le point de rupture pourrait bien être atteint cet été au bloc opératoire de Fleurimont.
« Absolument, lance la Dre Anne Meziat-Burdin. On ne pourra pas opérer les patients en nombre suffisant à trois ou quatre salles. C’est excessivement dangereux, par exemple pour le secteur de la néonatalité.»
« Ça fait deux ans qu’on le voyait venir. La sortie dans les médias de cette semaine, qui a fait beaucoup jaser dans les murs de l’établissement, c’est une dernière tentative après des années à dire que ça n’allait pas. Probablement que les patients qu’on va repousser cet été ne mourront pas, mais ils seront à risque d’être gravement incommodés par ce qu’il se passe, donc où vont-ils aller ? À l’urgence », estime quant à lui le Dr Mior.
En peu de mots, le Dr David Fortin lâche pour sa part que, « au bout du compte, on n’y arrivera pas », évoquant même la possibilité qu’un jour, plus tôt que tard, les établissements devront trier et choisir à qui on donne une chirurgie.
La Dre Meziat-Burdin note d’ailleurs que la période de vacances des infirmières – une priorité pour le CIUSSS de l’Estrie-CHUS, a signalé son directeur adjoint des ressources humaines, communications et affaires juridiques, Marc-Antoine Rouillard, mercredi – fera en sorte que des heures de garde pourraient ne pas être couvertes, une situation peu optimale pour un établissement censé opérer 24h sur 24, fait-elle valoir.
Jeudi, au conseil d’administration du CIUSSS de l’Estrie-CHUS, le PDG de l’établissement, Dr Stéphane Tremblay, a mentionné avoir entendu les récriminations des infirmières du bloc de Fleurimont. Il a expliqué qu’un plan d’action est en cours d’élaboration.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/5QBTHEDNIRDALAPOUSLRPO5QLM.jpg)
Au moment d’écrire ces lignes, une rencontre avec le PDG était à l’agenda de la Dre Meziat-Burdin. Elle l’a demandée pour entendre ce que la haute direction pensait de la situation.
L’infirmière à qui La Tribune a parlé martèle, à cet effet, que le plan d’action devra être bien élaboré.
« Nous sommes fatigués, affirme-t-elle, de trouver des solutions provisoires sans plan de match. Nous voulons une vraie gestion responsable et à l’écoute des besoins. »