Les mots «parkour» – sport consistant à franchir des obstacles et activité de loisirs à laquelle s’adonnent les «traceurs», terme à présent lui aussi validé par les linguistes des éditions Robert – feront leur entrée dans le Petit Robert et Le Robert illustré, parmi une cinquantaine de noms communs visant à refléter l’évolution de la langue, et une vingtaine de noms propres au milieu desquels les Nord-Américains se réjouiront de trouver celui de l’auteur et slameur québécois David Goudreault.
Parmi ces nouvelles entrées, les vocables «biocombustible», «microplastique» ou encore «disquette» – qui fait ici non pas référence au support médiatique mais à une «formule flatteuse», souvent hypocrite, destinée à séduire et embobiner quelqu’un – ne feront sourciller personne, pas plus que les expressions «stationnement incitatif», «intelligence artificielle générative», «dette climatique» ou «complosphère», modélisé sur le mot «fachosphère».
Plusieurs autres termes largement adoptés par les jeunes générations pour exprimer les interactions sociales de leur époque –(«crush», pour coup de cœur instantané ; «ghoster» quelqu’un, c’est-à-dire l’éviter délibérément et ostensiblement) ou leurs émotions («bader», pour éprouver une vie inquiétude ou de la tristesse; «être en PLS», acronyme de Position Latérale de Sécurité, à l’origine utilisée par les secouristes, et dont le sens figuré renvoie au fait de se sentir à bout de souffle), sans avoir nécessairement trouvé une grande résonance parmi leurs aînés, font leur apparition, souvent accompagnés de la mention «familier».
La conjugaison de la jeunesse et l’usage, c’est d’ailleurs là le principal argument partagé par le directeur général des Éditions Le Robert, Charles Bimbenet, pour justifier leur présence dans ce dictionnaire qui «s’efforce de [...] rendre compte de l’évolution d’une langue française riche et vivante», et d’«éclairer le sens des mots qui disent le monde pour aider à mieux comprendre».
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Souhaitant se faire le reflet des habitudes langagières, le Robert a toujours été moins conservateur que son principal concurrent, le Larousse, en général moins perméable que lui aux emprunts faits à l’anglais. C’est bel et bien toujours le cas, comme en témoigne l’arrivée des mots «spoiler», «métavers» (cet «univers virtuel tridimensionnel» offrant «une expérience interactive et immersive») ou le nouveau sens du mot «miner» (qu’on peut ‘légalement’ utiliser pour exprimer le fait de chercher à tâtons de la cryptomonnaie ou des ressources dans Minecraft) parmi les entrées du prochain Robert.
Les chiens de garde de la langue française risquent de grincer à nouveau des dents en découvrant que le Robert accepte désormais certains termes indissociables de l’anglais... Ce n’est pas du tout le cas de la traductrice littéraire et enseignante à l’École multidisciplinaire de l’image affiliée à l’Université du Québec en Outaouais, Madeleine Stratford.
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«Ghoster» est accepté
«Je suis heureuse de voir l’ouverture du Robert à la vitalité de la langue et à son usage. [En tant que] traductrice littéraire, on est des gardiens de la norme, bien sûr, mais on gère aussi l’usage» de la langue, en essayant de tenir compte du public cible à qui on doit s’adresser», fait-elle valoir. «Le mot ‘ghoster’, illustre-t-elle pour l’exemple, «on en a bien besoin pour s’adresser aux adolescents...»
Nombre de nouveaux mots (ou nouveaux sens) du Robert proviennent d’autres langues que l’anglais, et témoignent d’une certaine forme d’enrichissement culturelle, note-t-elle aussi en faisant allusion à des préparations gastronomiques tels «poké» (ou «poke»), emprunt de l’anglais certes, mais dérivé d’un mot hawaïen, «kebbé» (ou «kebbeh»), qui vient de l’arabe, ou encore «babka» et «cougnou», desserts venus de Pologne et de Belgique.
«Je me réjouis de voir la variété des provenance de ces emprunts», poursuit Madeleine Stratford. «Toutes les langues ont besoin de ces emprunts pour décrire des réalités qui ne sont pas de chez nous. [...] Il faut se laisser le droit d’utiliser ces mots.»
Le dictionnaire ne fait qu’observer et valider « des réalités qu’on (la population) nommait quand même» depuis déjà plusieurs années. «Ça nous libère beaucoup», nous les professionnels du langage et les locuteurs. «Je vois ça comme un signe de vitalité. Ça montre que ce n’est pas une langue morte – alors qu’on critique souvent l’Académie française pour ses difficultés à permettre à la langue d’évoluer.»
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«Quand on s’est mis à vouloir féminiser les titres («Docteure; Mme le maire ; la mairesse», etc.) de façon plus systématique, il y a de cela quelques années, «certains personnes ont crié au meurtre. Aujourd’hui, voir le mot ‘mégenrer’ [faire son apparition dans Le Robert] me semble nécessaire. [...] Je suis pour l’inclusivité dans la langue. Pour sa non-binarité. On ne pourra pas l’éviter, ce changement, alors il faut l’accueillir. (NDLR: Le Robert a intégré le mot «iel» dans son dictionnaire en ligne en 2021). Ce ne sont pas les anglophones qui ont inventé l’écriture inclusive, ce sont les besoins organisationnels qui nous l’ont apportée. Et on n’arrêtera pas le progrès. »
«J’ai déjà vu le croustillant ‘pénispliquer’ pour parler de mansplaining, terme qui me semble plus vulgaire que ‘mecsplication’, mais que je trouve intéressant dans sa formation.»
Sans être «une linguiste diachronique» (spécialiste de l’évolution des mots à travers l’histoire), cette traductrice littéraire («Je suis une praticienne, une enseignante et une chercheure dans un domaine qui a besoin des mots, et qui a besoin que la langue évolue.») rappelle que le grand public pense souvent – à tort – qu’un mot est un calque direct ou un emprunt de l’anglais, alors que ce serait plutôt l’inverse, bien souvent. «C’est une impression mal fondée!»
L’éléphant dans la... maison du pendu
Selon Madeleine Stratford, les véritables dangers qui guettent le français ne sont pas les mots – car ceux-ci n’affectent pas la structure du langage, surtout si on s’amuse à les conjuguer avec rigueur, comme tout autre verbe : «J’ai crushé sur lui/elle; il eut fallu que tu le ghostasses, nous badions, etc.
Non, le «pire piège», dit-elle, ce sont les expressions calquées de l’anglais, qu’on préfère utiliser «par paresse ou par ignorance». «On a tous nos petites bêtes noires...» Elle, ce sont les expressions fautives et les traductions littérales qui l’irritent.
Parmi ces «faux-amis» se trouve «l’éléphant dans la pièce», alors qu’il existe en français une expression consacrée que presque personne n’utilise : «il faudrait plutôt dire «la corde dans la maison du pendu». Idem pour «à un bras de distance», idiotisme – «du mot idiome, et non pas idiotie», précisera-t-elle en riant – qu’on emploie abusivement pour évoquer une distance («alors qu’en anglais, l’expression ‘at arm’s length’ n’a rien à voir, ça veut dire que ces deux systèmes indépendants».
L’enseignante se réjouit de voir que Le Robert a aussi adopté des termes adoptés ou privilégiés au Canada, notamment dans le domaine de l’informatique, où la tentation de se reposer sur un terme anglais peut être forte. C’est le cas, dans cette édition 2024, de «fureteur», «fureter» et «infonuagique», «qui part du fameux ‘cloud mais qui nous amène ailleurs, et il faut s’en féliciter, dit-elle. Au Canada, on est quand même des chefs de file dans la création de mots dans les domaines de pointe. Notre expertise se voit reconnue dans cette liste-là.»
À l’écrit, Madeleine Stratford choisit parfois de ne pas employer certains anglicismes pourtant tolérés par les dictionnaires, mais mais s’avoue «du type plutôt accueillante» face à tout néologisme, fut-il teinté d’anglais.
«Si [un terme] m’est utile dans ma vie quotidienne de traductrice, ç'a sa raison d’être [dans un dictionnaire]. Si ça nous sert, je m’en réjouis. Je me garde toujours avoir un jugement trop dur; on ne sait jamais ce dont on va se servir demain matin...»
«Le mot ‘parkour’, je suis content de le voir rentrer dans le dictionnaire, [moi qui] ai justement peiné à lui trouver un équivalent l’an dernier.»
«J’ai aussi un plaisir – peut-être coupable – à voir le mot ‘ghoster’ [être validé par Le Robert] parce que ‘faire le mort’ ne rend pas tout à fait justice à cette situation particulière des réseaux sociaux. Mais de toute façon, le mot avait déjà pénétré la langue» courante, sans attendre Robert et consorts.
Le français vibre, de Sherbrooke jusqu’en Ontario
Originaire de Sherbrooke – «Je suis née dans une zone bilingue, à l’époque où Sherbrooke était entourée de villes et villages anglophone, et j’ai vu Sherbrooke et Lennoxville se franciser de mon vivant. J’ai assisté à la francisation des Cantons de l’Est», – elle n’est absolument pas inquiète pour l’avenir du français en Amérique du Nord.
«Je ne crois pas que la langue française [soit] en péril au Canada. Je vis en Ontario français et je me fais servir dans ma langue tout le temps, à très peu d’exception près. J’ai plus de mal à me faire servir en français quand je vais à Montréal. Il se dit des belles choses, en Ontario, il s’écrit et il se traduit de belles choses. Je le sens très vivant, ici.»
Madeleine Stratford croit même observer que la «diversité de la francophonie est mieux accueillie au Canada français qu’au Québec».
«Mais pour moi, il ne faut pas parler de LA francophonie, mais les francophonies. Ce n’est pas le français, mais les français. La langue est très vibrante [même en Amérique du Nord]. Et je souhaite contribuer à ma façon à cette vie du français, à cet essor.»
Elle se sent donc très en phase avec l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, que Le Robert cite en préambule d’un communiqué envoyé aux médias mardi 9 mai : «Le déclin de la langue française est une obsession inventée par ceux qui pratiquent la politique de la citadelle assiégée – une citadelle dans laquelle je ne me trouve pas car j’ai appris à tendre l’oreille du côté de la rumeur du monde», écrit M. Mabanckou, dans Lettres à un jeune romancier sénégalais, que les Éditions Le Robert publieront en septembre prochain.
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Les nouveaux mots ou nouveaux sens validés par son comité de linguistes du Robert expriment « la révolution numérique en cours» («métavers», «minage», «moissonnage»), ou évoquent «les craintes qui parcourent nos sociétés» («nasser», «dette climatique», «complosphère») ainsi que «leurs espoirs, leur souci d’égalité et de diversité» («mégenrer»), indique ce communiqué.
En ce qui concerne les noms propres, le nom de David Goudreault côtoiera (dans Le Robert illustré) ceux du nouveau roi d’Angleterre Charles III, du mangaka japonais Isamaya Haime et de l’écrivain et journaliste Kamel Daoud, entre autres.
Dans ces nouvelles entrées figurent également le groupe paramilitaire russe Wagner et le satellite Gaia, de l’agence spatiale européenne.