Chronique|

Voir plus loin que le stationnement

Qu'est-ce qui attire la clientèle des commerces du centre-ville : les stationnements ou la personnalité de ces commerces?

CHRONIQUE / Que ce soit en parlant de la piétonnisation de la Well, des travaux sur la 9e avenue ou sur Galt Est, ou l’ajout de pistes cyclables, l’enjeu du stationnement revient souvent. Est-ce que la survie des entreprises repose sur les stationnements?


Je comprends le réflexe des propriétaires de commerces. On veut que nos services soient facilement accessibles et si on perd un stationnement à côté de notre porte, c’est une option de moins.

Ça ne prend pas un dessin pour comprendre.



Mais l’accessibilité est-elle le seul critère pour utiliser les services de tel ou tel commerce? Qu’est-ce qui fait qu’une personne préfère aller dans un centre d’achat, sur une rue commerciale ou acheter en ligne?

Les habitudes de consommation ont beaucoup changé. Les transactions en ligne connaissaient déjà une impressionnante montée avant la pandémie, mais celle-ci a catapulté les tendances. Maintenant, pour bien du monde, c’est aussi banal que d’aller dans un dépanneur.

« Les gens intègrent de plus en plus le commerce en ligne dans leurs achats quotidiens », m’explique le professeur Abdelouahab Mekki Berrada, professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke.

Dans un rapport produit par Adobe, en 2021, trois catégories représentaient à elles seules 41% des ventes en ligne : les vêtements, l’électronique et l’épicerie. D’ailleurs, Uber Eats investit massivement pour faire aux épiceries ce qu’il a fait aux restaurants. Empire, propriétaire de IGA, souhaite devenir le chef de file de l’épicerie en ligne au Canada. Amazon aussi compte bien s’implanter dans la vente en ligne d’aliments et de boissons.



Et cette tendance de l’achat en ligne touche la majorité de la population. « Ce n’est pas seulement une tranche de la population, c’est 90% des 18 à 54 ans », précise le professeur.

On devine que les moins de 18 ans y sont moins parce que les achats en ligne passent souvent par le crédit et les plus de 65 ans ont peut-être de bonnes vieilles habitudes plus difficiles à changer. Mais le reste de la population n’est plus gênée par Internet.

Quelle concurrence?

Dans les années 1960 et 1970, on a vu une poussée des centres commerciaux s’imposer et faire mal aux rues commerciales. De rues achalandées, elles sont devenues dévitalisées, enchainant des locaux vides. Depuis, certaines ont retrouvé une vigueur, d’autres ne s’en sont jamais vraiment remis.

Les exemples sont nombreux. À Sherbrooke, le Carrefour de l’Estrie est arrivé en 1973. À Québec, Place Laurier (aujourd’hui Laurier Québec) est né en 1961, les Galeries de la Capitale ont ouvert leurs portes en 1981. À Montréal, les Galeries d’Anjou existent depuis 1968.

Comme plusieurs autres centres commerciaux, le Carrefour de l'Estrie pourrait étendre ses activités en construisant des logements sur ses terrains.

C’était il y a quarante voire soixante ans. Les choses ont changé. Même ce qu’on appelle les power centers, qui ont été la grande tendance depuis les années 2000 – le Dix30 a ouvert en 2007 –, ne sont plus le modèle de demain.

« Le temps passé dans les magasins a diminué, explique le professeur Mekki Berrada. En milieu de semaine, l’achalandage au Dix30 est plus bas maintenant qu’il y a 10 ans. »



Si les milieux comme le Dix30 attirent des gens, c’est beaucoup grâce aux lieux de divertissements présents (cinéma, salles de spectacle, etc.). Et c’est ça qui crée du mouvement, qui crée l’attraction, l’expérience.

Les nouveaux propriétaires de Place Fleur de Lys, à Québec, ont récemment annoncé d’importants investissements pour créer un centre de ski à l’intérieur, là où on retrouvait avant la bannière La Baie.

Depuis qu’ils ont acquis le centre commercial du boulevard Hamel, les propriétaires investissent davantage pour en faire un milieu de vie complet que pour attirer d’immenses bannières comme dans le temps. Du logement, un campus universitaire, de la végétalisation, on est loin du centre d’achat des années 1980.

Et ils ne sont pas les seuls à transformer autant leur vocation. On pourrait parler de Place Versailles, Place Angrignon ou Place Vertu, à Montréal, qui ont toutes dans leur mire l’ajout de logements et de bureaux. Même chose à Laurier Québec, qui souhaite en faire autant avec, en plus, de l’hôtellerie. Et le Carrefour de l’Estrie n’y fait pas exception, alors qu’un projet immobilier sur les espaces de stationnements a été annoncé, il y a deux ans.

Tout ça témoigne des changements dans les habitudes de consommation. Au point où on peut se demander qui se fait réellement concurrence. Est-ce encore centre commercial contre rue commerciale?

Quand j’ai posé ma question au professeur Abdelouahab Mekki Berrada, il n’y a eu aucune hésitation. Le concurrent est le commerce en ligne. Avec une nuance importante, toutefois, tous les commerces, qu’ils soient grands ou petits, en zone urbaine ou rurale, peuvent aussi faire de l’achat en ligne un atout dans leur jeu.

Expérience client

« Le modèle du magasin qui ne fait qu’étaler les produits sur des étagères se fait remplacer par le web », résume le spécialiste. Parce que c’est plus facile visualiser les produits en ligne, chez soi, ou pendant une pause au bureau sur son téléphone, que se déplacer dans la boutique juste pour voir.

Même qu’on trouve souvent plus d’informations en ligne que sur place. Les étagères offrent peu d’informations et les vendeurs et vendeuses n’ont pas toujours l’expertise sur tous les produits, alors que si le site Internet est bien fait, la clientèle a accès à toutes les informations sur le produit et peut comparer ou vraiment trouver ce qui correspond à ses besoins.



En fait, on observe même qu’environ une personne sur cinq va préférer acheter un produit des États-Unis si le produit y est moins cher que dans une boutique locale, même s’il faut payer des frais de livraison ou des frais de douane. La concurrence est maintenant mondiale, même pour un petit commerce de Sherbrooke.

Malgré le succès de plusieurs rues piétonnes au Québec et dans le monde, plusieurs commerces de la rue Well Nord se méfient de cette idée.

Regarder ces tendances relativise les places de stationnement. Je ne dis pas que ça n’a aucune influence, mais c’est qu’un facteur parmi d’autres.

Les commerces qui rebondissent le mieux sont ceux qui vont à la fois être actifs en ligne, mais aussi offrir une meilleure expérience client, plus personnalisée, plus chaleureuse.

Le professeur de l’Université de Sherbrooke va même jusqu’à dire qu’on « verra peut-être un retour des commerces de proximité, presque familiale, avec un volet social. » Cette époque où les commerces connaissaient leur clientèle par leur nom.

En fait, on l’observe déjà en partie. Quand on évoque les revitalisations des quartiers Verdun, Villeray ou Rosemont, à Montréal, ça passe beaucoup par ces commerces de proximité qui sont revenus. Même chose pour les quartiers Limoilou ou Saint-Roch à Québec.

Et le phénomène n’est pas propre aux grandes villes. Les villages qui ont investi sur leurs rues principales ont vu l’activité économique augmenter.

Tout ça sans être en confrontation avec le commerce en ligne. C’est même l’inverse précise l’expert. Ce qui coute souvent cher pour les entreprises en ligne, c’est le dernier kilomètre de livraison. L’option « clic and collect », qu’on pourrait traduire par « acheter et ramasser », peut faire partie de cette expérience client améliorée.

Avec un site web bien fait, qui permet le magasinage et l’achat, mais qui propose de récupérer le produit en personne, ça peut être l’occasion de créer ce service personnalisé et chaleureux, de créer ce gout de revenir, de créer une relation humaine.

Bonus, quand une personne apprécie son expérience, elle a tendance à le partager sur les réseaux sociaux. Ceux-ci ont une influence « monstre » sur l’achat en ligne. Presque le tiers des ventes en ligne passent par les réseaux sociaux.

Là, on me dira que pour faciliter la collecte, il faut pouvoir se stationner facilement. En partie, oui. La collecte doit être facile, mais le stationnement n’est qu’un morceau là-dedans.

Il ne faut pas oublier non plus que dans un centre commercial, on peut devoir se stationner à 150 mètres de l’entrée du mail, avec peut-être un autre 150 mètres à marcher à l’intérieur. L’enjeu n’est pas toujours d’avoir un stationnement en face de l’entrée, mais que se rendre dans la boutique soit facile et agréable.

Si la rue est sympathique à marcher, avec de larges trottoirs, de la verdure, voire une rue piétonne, se stationner à un coin de rue à côté peut être une expérience agréable.

Il faut évidemment penser au stationnement, comme il faut aussi penser au transport actif. Parfois, il faut des cases à proximité, parfois, non. La grande question à se poser dans ces travaux est comment créer un milieu de vie agréable – autant pour la clientèle de passage que pour les résidents. C’est ça qui donne envie de revenir – ou d’y rester.

On oublie souvent qu’il y a aussi des gens qui habitent ces milieux. C’est bien de penser à ceux et celles qui passent, mais l’espace doit aussi être agréable pour les gens qui y vivent. Et eux aussi visitent les commerces.

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