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Mais lorsque l’Ukrainienne nous en parle, c’est comme si on arrivait à voir ce qu’il y aura là, bientôt, devant nous.
Et ce qui sera là, dans six petites semaines, c’est bien plus qu’une bâtisse et des services de réadaptation physique et de soutien psychologique. C’est un élan pour un nouveau départ.
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« La Seconde Guerre mondiale a fait partie du paysage de mon enfance, ma grand-mère et mon père en étaient des survivants. Mes enfants me disent que la guerre est horrible, mais le pire, il vient après. Parce qu’il y aura énormément de personnes handicapées dans les rues, des personnes blessées et souffrantes, physiquement, psychologiquement. L’effet de tout ça est dévastateur. Et c’est ce qu’on souhaite éviter en Ukraine », expose la présidente et directrice générale du centre.
Comment? En changeant la vision collective, en normalisant le vécu des personnes amputées.
« Si ces mêmes personnes amputées affichent des prothèses cool, si elles sont prêtes à parler de comment fonctionnent leur main bionique, par exemple, et prêtes expliquer ce qu’elles ont vécu, ça change tout. »
Pour elles, d’abord, parce que leur perception d’elles-mêmes est différente, mais pour les autres aussi. Parce que ça teinte la façon de voir la suite. Collectivement.
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« Nous croyons que si nos enfants grandissent dans une société comme celle-là, ils grandissent dans une société solide, une société de superhumains. Oui, nous aurons vécu une guerre, mais elle ne nous aura pas brisés. Nous sommes et nous serons une nation forte. C’est la philosophie derrière tout ça. »
C’est aussi une façon de s’assurer que les personnes blessées pendant la guerre aient accès aux meilleurs services, en Ukraine.
« On va centraliser les services offerts aux personnes amputées, les militaires comme les civils, adultes et enfants. Tout un étage sera aussi destiné à la formation des prothésistes. En Ukraine, en ce moment, il n’y en a pas assez. Ailleurs dans le monde non plus, parce que personne ne peut être préparé à ce que fait une guerre », note Olga.
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Les amputations sont faites sur des personnes souvent jeunes, qui ont la vie devant elles. Elles sont aussi parfois multiples.
« On a vu des soldats qui avaient eu 7, 8, 9 amputations. Ce n’est pas parce que les équipes médicales ont failli. Mais vous savez, c’est la ligne de front. Les tourniquets sont parfois placés trop haut. Et l’évacuation est très longue. Il faut parfois des jours avant d’atteindre un hôpital. »
Les chiffres sont classifiés. Impossible de savoir combien de personnes ont été blessées. Mais on peut imaginer que c’est beaucoup.
« C’est beaucoup de gens, oui. Et ce n’est pas fini. Il y a aussi des enfants, des civils qui sont touchés, principalement dans les zones occupées ou dans celles qui l’étaient auparavant. Les mines sont partout, dans ces régions-là. Ma propre maison à Butcha était minée. Partout où les troupes russes sont passées, elles en ont laissé. Jusque dans les jouets, les machines à laver, les forêts. Partout. »
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Olga a plein d’histoires à raconter. Je lui demande de me parler de la sienne.
« J’ai quitté mon emploi des 18 dernières années pour travailler sur le projet de Superhumans, un centre qui fonctionnera sans aide gouvernementale et où les services seront gratuits pour tous. J’ai tout perdu. Mais en même temps, j’ai tout. »
Quand la guerre a commencé, elle s’est retrouvée en Pologne, pendant quelques mois.
« J’avais vraiment une belle vie auparavant. Une vie de luxe. Après le 24 février, je me suis retrouvée en Pologne, avec trois personnes que je ne connaissais pas, à dormir sur le sol, à travailler dans un entrepôt d’où était envoyé du matériel pour l’Ukraine. La dernière année m’a changée. Jusque dans mon ADN. »
Olga nous raconte qu’elle vient du Donetsk. Qu’elle a grandi en Crimée. Qu’elle parlait russe jusqu’au premier jour de la guerre.
« J’ai réalisé, ce jour-là, qu’on m’avait pris la Crimée et le Donetsk. On ne me prendrait pas l’Ukraine. J’ai commencé à parler ukrainien en me disant qu’on avait fini de me voler mon pays. »
Sa vie a complètement changé. Du jour au lendemain.
« Pendant un moment, je regardais les photos dans mon téléphone. Je soupirais devant tout ce que j’avais auparavant. Un jour, j’ai décidé d’arrêter ça. Parce que je n’aurais plus jamais cette vie-là. Et je suis heureuse maintenant. Si j’avais à choisir mon existence, je choisirais celle que je vis en ce moment. Sans hésitation. »
Sur son bras, un tatouage tout frais énonce en ukrainien : c’est le temps d’être un héros.
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« Je l’ai fait faire il y a trois semaines. Parce que c’était important pour moi. C’est une façon de dire : je n’ai pas peur. Parce que dans les territoires occupés, si tu affiches un tatouage ukrainien, tu peux être tué. »
Ceux qui ont perdu le leur en raison d’une amputation demandent s’il est possible de le refaire sur leur prothèse.
« Les soldats qu’on soigne disent souvent deux choses, toujours les mêmes : je ne sais pas comment dire à ma mère que j’ai eu une amputation. Et ils rajoutent : est-ce que je vais pouvoir ravoir mon tatouage? Parce que ça fait partie de leur identité. Alors en ce moment, on travaille pour ça, pour le reproduire sur leur prothèse. Parce qu’on veut qu’ils la portent, qu’ils l’aiment, qu’elle fasse partie de leur nouvelle identité. »
En nous faisant faire le tour du chantier, Olga nous explique que cinq autres centres seront aussi construits à travers l’Ukraine « pour les suivis, essentiellement. »
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Une école pour vétérans devrait aussi voir le jour dans la foulée. « Parce que nombreux sont les soldats qui doivent trouver un nouveau sens à leur vie. »
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Sergey Titarenko le sait. Il l’a vécu.
En maniant son fauteuil roulant avec agilité, il nous rejoint dans l’entrée du Centre pour blessés militaires où il travaille comme psychologue.
On le suit à son bureau, où il nous partage un pan de son parcours.
En 2014, il était major dans l’armée de l’air ukrainienne lorsque la Russie s’est avancée dans le Donbass.
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« Notre brigade était en première ligne. Le 1er juin, mon équipe a été frappée par un missile russe. J’étais copilote. On s’est écrasé. Le chef d’équipe m’a sorti de l’hélicoptère en feu. Il m’a sauvé la vie. »
Sergey a été envoyé aux États-Unis pour y être soigné.
« J’ai passé ma réadaptation dans un centre de Los Angeles. Pendant six mois, à l’hôpital, je me sentais comme un concombre qui ne pouvait pas bouger, je ne voyais pas d’issue. Je ne savais pas quoi faire du reste de ma vie. »
Jusqu’à ce que l’intervention d’un thérapeute fasse la différence.
« Ce gars-là, par son approche, m’a aidé à voir d’autres possibilités. Il m’a montré que j’avais des choix. »
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La possibilité d’étudier en psychologie pour aider à son tour a fait son chemin dans l’esprit de Sergey. De retour en Ukraine, il s’est inscrit à l’université, à Lviv.
« Après un an, je savais que c’était pour moi. »
Au centre où il travaille, la dernière année a été particulière.
« Depuis le 24 février 2022, on accueille des gens qui ont différentes blessures, toutes sortes d’amputations. Dans ce contexte-ci, mon expérience personnelle est mon premier outil de travail. »
Parce qu’il sait exactement ce que ses patients traversent. Les résistances qu’ils peuvent avoir. Les mauvais rêves, le sommeil difficile, l’humeur perturbée.
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« Plusieurs personnes ne veulent pas s’occuper de santé mentale, elles ne veulent souvent même pas en entendre parler, particulièrement les hommes. Mais il est nécessaire de s’en préoccuper, de s’y attarder. Ce n’est pas une faiblesse. »
Thérapie individuelle, groupes d’entraide, suivi psychologique et art-thérapie sont quelques-unes des méthodes employées pour aider les vétérans à traverser les différentes étapes du deuil de leur vie d’avant.
« On emploie différents moyens. Chaque lundi, on visionne un film dont on discute ensuite. On fait aussi de la poterie, par exemple. C’est une façon de transférer les émotions qui nous habitent aux gestes qu’on répète. »
Sergey nous montre les œuvres réalisées ces derniers jours au cours d’une visite guidée de l’étage.
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Dans l’un des couloirs, Ruslan et Daria tissent un filet de camouflage destiné aux soldats.
« C’est relaxant ici. Je suis au centre depuis cinq mois. Il y a une belle atmosphère et je suis entourée de gens qui ont vécu la même chose que moi », explique Daria en ne cessant pas de nouer le tissu. Les cicatrices sont encore bien visibles sur ses mains.
« C’est pour nos frères au front », ajoute Ruslan en pointant le filet.
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Il sait la violence à laquelle ils font face. Il a lui-même perdu une jambe.
Quand je leur demande s’ils veulent partager une portion de leur histoire, tous deux baissent les yeux et secouent la tête d’un même geste, sans se regarder.
C’est encore trop frais. Trop douloureux. Je comprends.
On s’éloigne et les laisse à leur ouvrage.
Sergey nous explique que la zoothérapie fait aussi partie de leur carré d’as.
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« On travaille avec des chiens, mais on visite également un centre équestre où on œuvre avec des chevaux. »
Là-bas, il n’y a pas que le contact animal qui fait du bien.
« Lorsque tu subis un trauma et que ton physique en garde des séquelles, c’est une énorme perte de contrôle. Pouvoir monter à cheval même si tu n’as plus l’usage de tes jambes, c’est comme retrouver une certaine emprise sur le mouvement. C’est comme si le cheval devenait tes jambes. C’est une expérience exaltante, qui change les émotions négatives de façon positive. »
Transformer la noirceur en lumière. Il y a là une analogie à faire avec la guerre et l’après de celle-ci.
« On peut faire ressortir le meilleur de tout ça. On peut grandir comme nation. Mais il faudra qu’on s’occupe de notre traumatisme collectif. »
Et il est grand, insiste Sergey.
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« Ce que font les troupes russes, en ce moment, je n’ai pas suffisamment de mots pour l’exprimer. Cette guerre est traumatisante pour tout notre peuple. Et après la victoire, il faudra le reconnaître, il faudra s’y attarder pour pouvoir guérir. Ce qu’on vit en ce moment n’est pas normal. Et il faudra que les gens aillent chercher l’aide psychologique dont ils auront besoin. »
Pas juste les soldats. Tout le monde.
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Je repense à ce que m’a dit le parlementaire Sergey Koleboshyn, à propos de ce qui viendra après la victoire. Cette période de transition qui sera difficile parce que les problèmes psychologiques seront grands. Et parce qu’il faudra que l’Ukraine se redonne un environnement sécuritaire en déminant le territoire. « Ce sera une vaste opération parce que notre pays est en ce moment celui qui est le plus miné au monde», avait résumé l’homme politique.
Partout, il faudra donc déminer les terres pour pouvoir les marcher à nouveau. Et partout, il faudra aussi déminer les cœurs et les esprits pour que demain soit beau à nouveau.
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