Chronique|

T’as d’beaux yeux, tu sais

Catherine Pineau

CHRONIQUE / Au Québec, bon an mal an, environ cinq enfants de moins de cinq ans se font enlever un œil parce qu’un cancer grignote leur rétine et c’est le solde du compte en banque de leurs parents qui détermine s’ils pourront le remplacer par une réplique.


Par une prothèse sur mesure fabriquée par un oculariste.

Catherine Pineau avait 18 mois quand on lui a diagnostiqué un rétinoblastome. «C’était en 1966, j’avais été opérée à Boston. Et jusqu’en 1978, il fallait aller à Boston pour avoir une prothèse, puis c’est arrivé à Montréal, puis à Québec.» Il y a aujourd’hui deux endroits à Québec qui fabriquent des yeux de remplacement, de petites œuvres d’art. Mais ces œuvres uniques, comme le reste, coûtent toujours plus cher. «Ça oscille entre 2200$ et 2900$», indique Catherine, et il faut idéalement les changer tous les cinq ans.



Ce qui ne change pas, par contre, c’est le montant remboursé par la RAMQ.

Le même depuis plus de 30 ans. «Le gouvernement a déterminé en 1991 qu’il remboursait 585$ par prothèse oculaire sans prévoir aucune indexation du montant. À l’époque, ça représentait environ 75% du prix de la prothèse, on est loin de ça aujourd’hui. C’est la seule prothèse pour laquelle on n’a pas indexé la compensation, c’est aberrant.»

Et injuste.

«Moi, je suis chanceuse, mes parents avaient les moyens, et j’ai eu aussi les moyens de payer ma prothèse, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y en a qui sont obligés de s’en priver ou de repousser le remplacement.»

—  Catherine Pineau

Enfant, il faut les remplacer plus souvent.



Catherine se demande si elle aurait eu, sans prothèse, la même vie. «À l’école, j’avais juste l’air de quelqu’un qui louche, pas plus que ça. Est-ce que j’aurais eu la même confiance en moi sans ça? Les enfants, tu sais, ça peut être méchant… Je suis ingénieure de formation, j’ai été présidente de classe à l’université, j’ai été directrice de construction pour cinq parcs éoliens au Québec… est-ce que j’aurais tout fait ça?»

Elle en doute.

Catherine Pineau

Pour les autres qui n’ont pas la chance qu’elle a, Catherine a décidé de talonner le gouvernement en prévision du budget pour qu’il finisse par bonifier les montants. «Aux dernières élections, j’ai envoyé des lettres papier à tous les partis. Puis j’ai commencé à envoyer des courriels à l’automne et depuis janvier, j’en envoie un tous les vendredis.»

Le message est toujours adressé au ministre de la Santé, Christian Dubé, avec une soixantaine de personnes en copie conforme, allant d’élus de tous les partis, à la RAMQ.

Le 4 février, elle écrivait ceci. «Cinq mois se sont déroulés depuis mon premier courriel vous dénonçant une aberration de notre système de santé: aucune indexation depuis 30 ans du programme de compensation gouvernementale pour les prothèses oculaires. Même pas indexé au coût de la vie. RIEN. […] Un oubli certes, mais qui doit être rectifié. En vous remerciant d’avance au nom de tous les porteurs de prothèses oculaires du Québec», environ 10 000 personnes.

Vendredi passé, elle l’a encore relancé. «Une prothèse oculaire n’est pas un luxe. Ce n’est pas seulement de l’esthétique. Une prothèse oculaire faite sur mesure est à la base de la santé physique et mentale des gens qui ont perdu un œil soit par maladie ou par accident.»



Elle n’a jamais eu un seul accusé réception.

Catherine a même eu vent qu’un projet de refonte des compensations se serait rendu au conseil des ministres en 2007, alors que Philippe Couillard était à la barre de la Santé. Les compensations prévues seraient passées de 1400$ à 1800$ au lieu de 585$, en se basant sur les prix des prothèses en 2007 évidemment.

Plus de 15 ans se sont écoulés depuis, le fossé entre le prix des prothèses et les compensations n’a évidemment cessé de se creuser.

Mais il y a de l’espoir. Au cabinet du ministre Dubé, son attaché de presse Antoine de la Durantaye assure que le cri du cœur de Catherine sera «plus tôt que tard» entendu. «Il y a quelque chose qui se prépare. Je ne peux pas donner de détails, mais notre objectif, c’est d’y aller assez rapidement. On aimerait que ça se fasse avant l’été.»

Il y a tout le «processus légal» sur lequel le ministre n’a pas le plein contrôle, souhaitons que ça ne meure pas dans l’œuf comme en 2007.

Le ministre Dubé reconnaît au moins le fait que ce problème a assez duré et l’importance de s’y attaquer, c’est déjà beaucoup, c’est plus que tous ses prédécesseurs des 15 dernières années. Et avec les forces en présence au Salon bleu, avec une opposition qui serait bien mal venue de chipoter sur le principe, le gouvernement aura les coudées franches.

Cette fois sera peut-être la bonne.

Parce que donner l’impression qu’on a ses deux yeux, c’est avoir un regard, c’est le bonheur d’en croiser un autre, comme de s’imaginer entendre Jean Gabin dans Le Quai des brumes nous souffler au creux de l’oreille, «t’as de beaux yeux, tu sais.»