Près de 10 ans après le rapport Ouellet qui sonnait l’alarme sur le manque de transparence des entreprises ambulancières, le gouvernement québécois continue d’être tenu dans l’ignorance.
«Dans les faits, ni le Ministère ni les CISSS/CIUSSS ne sont en mesure de connaître la situation financière réelle de leurs partenaires, les entreprises ambulancières, ni les profits générés», confirme Marie-Claude Lacasse, porte-parole du ministère de la Santé et des Services sociaux.
Consultés par les Coops de l’information, les états financiers de Dessercom et de la Coopérative des techniciens ambulanciers de la Montérégie (CETAM) donnent un aperçu des profits générés par deux des plus importantes entreprises ambulancières au Québec.
En
[ Dessercom, un gros joueur exempté de taxes et d’impôts ]
De son côté, la Coopérative des techniciens ambulanciers de la Montérégie (CETAM) a enregistré des profits de 6,1 millions $ en
Pour l’ex-ministre de la Santé, Rémy Trudel, maintenant professeur à l’École nationale d'administration publique (ENAP), «on ne peut pas se nourrir à la mamelle de l’État et ne pas avoir à rendre de comptes de ce qu’on en tire comme résultats et comme profits».
Des négociations
Dès octobre, le ministère de la Santé a indiqué aux entreprises ambulancières qu’il ne renouvellerait pas le contrat de service «dans sa forme actuelle». L’entente, qui sera renégociée par l’ex-premier ministre Lucien Bouchard au nom des entreprises ambulancières, vient à échéance le 31 mars prochain.
Tant Dessercom que la CETAM ont décliné notre demande d’entrevue, évoquant le processus de renégociation du contrat de service qui s’est amorcé à la fin janvier.
«En amont de cet exercice, nous avons (les entreprises de services préhospitaliers d’urgence) présenté nos données financières pertinentes au ministère. Dans le contexte du début des négociations, nous ne ferons pas de commentaire pour le moment», a indiqué un porte-parole de la CETAM, Patrick Jasmin.
Le directeur général de la Coopérative des ambulanciers de la Mauricie (CAM), Marcel Garceau, nous a envoyé exactement la même déclaration, mot pour mot, en réponse à notre demande d'entrevue.
Une «goutte d’eau»
En 2020-2021, la vérificatrice générale déplorait le manque d’information dont Québec dispose pour négocier les contrats de service et évaluer la performance des entreprises ambulancières. Alors que les dépenses liées aux services préhospitaliers d’urgence ont connu une hausse de 44% entre 2011-2012 et 2018-2019, le nombre de transports ambulanciers n’a progressé que de 12% au cours de la même période, soulignait la vérificatrice générale Guylaine Leclerc dans un audit de performance portant sur les services ambulanciers.
La vérificatrice générale a demandé à trois entreprises ambulancières l’accès à des documents «qui nous auraient permis de mieux évaluer l’utilisation qu’elles font des sommes qui leur sont versées». Sans succès. «L’une de ces entreprises nous a refusé catégoriquement l’accès à ses registres et à ses états financiers au motif que les sommes reçues du gouvernement ne sont pas des subventions, mais plutôt le paiement pour un achat de services. Nous ne sommes pas d’accord avec cette position, qui va à l’encontre de l’intérêt public et du contrôle parlementaire […].»
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L’été dernier, les travaux du Comité national de transformation du système préhospitalier d’urgence ont mené au dépôt d’une nouvelle politique gouvernementale, qui prévoit que «l’accès aux données financières, la reddition de comptes et l’imputabilité des parties prenantes» devront figurer dans les ententes entre les CISSS, les CIUSSS, le ministère de la Santé et les entreprises ambulancières.
Mais il faudra attendre encore avant que la réforme promise ne voie le jour. Le gouvernement veut d’abord consulter les «acteurs du milieu» et adopter un «plan d’action».
Selon le professeur Rémy Trudel, le «laisser-aller» à l’égard du système préhospitalier d’urgence et des entreprises ambulancières s’explique par la vision «hospitalocentriste» du ministère de la Santé. Il y a toujours eu une «monopolisation de l’attention sur les hôpitaux», déplore celui qui a été ministre de la Santé de 2000 à 2002.
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Un autre interlocuteur qui s’est intéressé de près aux entreprises ambulancières — et qui, comme la plupart des sources consultées dans le cadre de ce reportage, a requis l’anonymat parce qu’il n’avait pas l’autorisation de nous parler — souligne que les services ambulanciers représentent une «goutte d’eau» de quelque 660 millions $ par année dans l’océan de 47 milliards $ du budget du ministère de la Santé, qui a «d’autres chats à fouetter».
Une source qui a été haut placée au ministère de la Santé a constaté que les entreprises ambulancières privées jouissaient d’une grande influence auprès des élus et des hauts fonctionnaires du ministère.
Une autre source explique que les entreprises ambulancières ont longtemps eu devant elles une «minuscule» équipe de fonctionnaires qui «s’épuisait» à tenter de faire en sorte qu’il y ait par exemple une meilleure reddition de comptes. «Ça finissait toujours par se gérer au politique», expose-t-elle.
Recours aux tribunaux
Des entreprises ambulancières n’hésitent pas à s’engager dans des procédures judiciaires pour défendre leurs intérêts ou réclamer plus d’argent au gouvernement.
Comme elles sont presque entièrement financées par l’État — «on leur paie pratiquement les trombones» —, c’est donc dire qu’elles «se servent de l’argent public pour se payer des avocats pour avoir plus d’argent du gouvernement», résume une source, tout en soulignant que les établissements et le ministère de la Santé doivent débourser «une fortune et demie pour se défendre».
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En 2017, les entreprises ambulancières ont poursuivi le gouvernement du Québec après que le ministre de la Santé de l’époque, Gaétan Barrette, eut décrété «unilatéralement» le contenu de leur contrat de services, qui comprenait selon elles des clauses «abusives» et des conditions «arbitraires, inéquitables et discriminatoires». Elles alléguaient que les modifications à leur entente représentaient une compression budgétaire de 121 millions $.
La poursuite s’est conclue par un règlement hors cour intervenu sous la CAQ en 2019 et dont les détails sont confidentiels.
Bris de service: quelles conséquences?
Les médias font régulièrement écho aux trop longs délais de réponse et aux bris de services générés par certaines entreprises ambulancières.
En principe, la Loi sur les services préhospitaliers d’urgence prévoit que les entreprises incapables de livrer les services prévus à leur contrat s’exposent à la suspension ou à la révocation de leur permis d’exploitation. Selon les informations obtenues, aucun permis n’aurait jamais été retiré.
En cas de manquements à leurs obligations, les entreprises ambulancières se voient imposer une retenue équivalente à 1/365 (et plafonnée à 7/365) du budget annuel qui leur est alloué, ce qui, de l’avis d’une de nos sources, n’est «pas une grosse tape sur les doigts pour des entreprises multimillionnaires».
Et ça, c’est quand elles sont imposées. Sur la Côte-Nord, par exemple, l’entreprise ambulancière Paraxion a accumulé 6300 heures de rupture de service dans une dizaine de villes situées entre Baie-Comeau et Natashquan dans les 10 derniers mois. Aucune pénalité ne lui a été imposée. L’année précédente, les ambulances de Paraxion étaient restées clouées dans les casernes de la Côte-Nord durant près de 4000 heures. Aucune pénalité.
Le directeur général de Paraxion, Laurent Hamel, estime qu’il serait injuste que les autorités de santé infligent à l’entreprise ambulancière des amendes pour ses 6000 heures de ruptures de service.
[ La Côte-Nord privée de plus de 6000 heures d’ambulance ]
Selon M. Hamel, de nombreux paramédics se sont réorientés dans la foulée de la pandémie. Certains ont par exemple décidé «d’aller passer le balai à 40 $ de l’heure à l’aluminerie, parce que c’était moins dur qu’être paramédic, parce que c’était plus payant qu’être paramédic ou parce que les conditions répondaient plus à une famille moderne». Au Québec, les paramédics gagnent un salaire maximum de 35,60$ de l'heure.
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Paraxion fait des profits, indique M. Hamel, sans préciser combien. Le directeur général ne croit pas que les entreprises ambulancières devraient être tenues de dévoiler leurs profits. «Nous, on s’est fait dire depuis des années qu’on est un contracteur, on est payés à l’heure pour ce qu’on livre, dit-il. Est-ce que le gouvernement demande des livres ouverts quand il utilise des firmes de consultation pour lui dicter ses stratégies?»
Un contrat lucratif
L’actuel contrat de service avec les entreprises ambulancières, qui prend fin en mars 2023, est considéré par trois de nos sources comme «très avantageux» pour les titulaires de permis d’exploitation de services ambulanciers, contrairement à celui décrété par l’ex-ministre Barrette en 2017.
On pointe notamment les «clauses remorques à l'inflation», ce qui, souligne-t-on, «neutralise les principaux risques économiques pour une entreprise dans le contexte actuel».
Les critères de performance sont absents et la reddition de comptes est incomplète, déplore-t-on, en précisant que l’audit financier indépendant ne vise pas certaines dépenses ni la marge bénéficiaire. «Pourtant, on demande ça aux organismes communautaires et aux CHSLD privés conventionnés», compare une source.
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Le professeur Rémy Trudel fait aussi le parallèle avec les CHSLD privés conventionnés, qui sont soumis à des normes de surveillance et à des mécanismes de reddition de comptes «rigoureux». Selon lui, rien ne justifie que les entreprises ambulancières financées par l’État ne soient pas soumises aux mêmes règles.
Le président de la Fraternité des travailleurs et travailleuses du préhospitalier du Québec (FTQ), Benoit Cowell, déplore lui aussi que les entreprises ambulancières cachent leurs profits. «On n’a pas accès à ces chiffres-là. Même si c’est de l’argent du gouvernement, on se fait répondre que c’est des entreprises privées», dénonce-t-il.
Jean-Marc Breton, qui a jusqu’à tout récemment été coordonnateur des services préhospitaliers d’urgence en Montérégie, croit que le gouvernement doit «mettre son pied à terre».
«Comme dans tous les milieux, il y a de très bonnes entreprises et il y en a d’autres qui sont moins performantes. Le défaut du système, c’est qu’il fait en sorte que tout le monde est traité de la même manière», expose M. Breton.
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DES PROFITS ET DES RISTOURNES
Dans son rapport de 2014, le Comité national sur les services préhospitaliers d’urgence souligne que «presque toutes les dépenses des entreprises ambulancières sont assumées par l’État, y compris un seuil de rentabilité».
«Certains propriétaires d’entreprise conservent la totalité des profits. [...] Le Comité a aussi été informé que certaines coopératives ont versé des ristournes annuelles, parfois importantes (plus de 10 000 $), à chacun de leurs membres [...], à même les profits générés par leur entreprise», lit-on dans le rapport Ouellet.
Les états financiers de la Coopérative des techniciens ambulanciers de la Montérégie (CETAM), dont nous avons obtenu copie, montrent par exemple que la coop ambulancière a affiché des profits de 6,1 millions $ en
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Selon une source à la CETAM, les paramédics qui ont cumulé le maximum d'heures travaillées en
À la Coopérative des ambulanciers de la Mauricie (CAM), les employés touchent généralement une ristourne d’environ 7000 $ annuellement. Malgré plusieurs appels, il n’a pas été possible de consulter les états financiers de la CAM ni d’obtenir une entrevue.
Des paramédics qui font partie de coopératives nous ont fait valoir que les ristournes versées aux paramédics compensent en partie pour les salaires qui restent relativement bas dans la profession, par rapport aux pompiers ou aux policiers, par exemple. Les quelques milliers de dollars de ristournes, «ce n’est pas négligeable», dit l’un deux.
— Avec Marie-Christine Bouchard, Les Coops de l’information
— Avec la collaboration à la recherche de «La dernière ambulance», un média indépendant spécialisé dans le secteur préhospitalier