Hélène Dorion: dans la liberté et le mouvement

«Créer pour créer, ça a sa propre valeur. Ça vient chercher, provoquer et faire émerger une luminosité en nous, et ça, en soi, c’est déjà extraordinaire», estime l’artiste Hélène Dorion.

Le travail de création en est souvent un de longue haleine, et à l’issue bien incertaine. «Mais c’est ça la démarche artistique. Créer pour créer, ça a sa propre valeur. Ça vient chercher, provoquer et faire émerger une luminosité en nous, et ça, en soi, c’est déjà extraordinaire», exprime d’entrée de jeu l’écrivaine, poète et artiste de plus en plus multidisciplinaire Hélène Dorion.


«Mais j’ai aussi foi que l’art peut changer notre monde, poursuit-elle presque du même souffle. Quand l’art, quand la parole entre dans l’humain, elle peut déplacer le regard et le transformer.»

Ce chemin vers l’humain, l’artiste estrienne l’a emprunté plus d’un matin au cours de la dernière année, s’invitant tantôt dans l’univers de la chanson avec Richard Séguin, dans celui de la musique avec I Musici, de l’opéra avec Yourcenar – Une île de passions, et de l’éducation avec Mes forêts, recueil sélectionné pour étude au baccalauréat dans tous les lycées français lors de la prochaine année scolaire.

Cette annonce, immense, a pris la principale intéressée par surprise en juin dernier. 

«Ce n’est pas une sélection pour laquelle on pose une candidature, c’est un comité indépendant qui décide, et on l’a appris en même temps que tout le monde lors de l’arrêt ministériel», raconte Hélène Dorion, visiblement encore sous le choc de se retrouver ainsi dans le corpus de centaines de milliers de lycéens au côté de Francis Ponge et Arthur Rimbaud.

«C’est extraordinaire pour moi, mais aussi pour la poésie, se réjouit-elle. Non seulement je suis une femme, une Québécoise, deux premières à ce que je sache, mais je suis aussi vivante, ce qui aussi très rare lorsqu’on étudie des écrivains, et ce qui ouvre le champ des possibles pour l’enseignement de la poésie. Ma présence est possible sur place, mais aussi par le biais de livres audios, de la chaîne YouTube, des réseaux sociaux.»

Le recueil <em>Mes forêts</em> de la poétesse Hélène Dorion a été sélectionné pour étude au baccalauréat dans tous les lycées français lors de la prochaine année scolaire.

Déjà, des séjours en France se préparent, plusieurs éditeurs français ont tenté de racheter les droits de Mes forêts, tandis que des ouvrages techniques, des essais et des analyses sur cette œuvre publiée en 2021 sont déjà en cours d’écriture par divers spécialistes.

« Ça me donne l’opportunité de présenter la poésie différemment, de proposer un rapport direct avec la poésie, fait valoir la prolifique écrivaine. On arrive trop souvent à la poésie avec des biais, la peur de ne pas comprendre. J’espère avoir l’occasion de rendre l’expérience plus heureuse, vivante, d’inciter à la lecture de la poésie plutôt que la lecture de manuels scolaires parlant de poésie.»

«C’est un prolongement de mon rôle d’écrivain, poursuit-elle. Mon rôle ne change pas, mais la responsabilité oui, sans doute. Quand la parole peut être entendue, ça vient avec une part de responsabilité. Il doit y avoir un fondement, de la rigueur dans notre parole. Être étudiée au baccalauréat, ça correspond à ce que je veux faire en littérature, c’est-à-dire rester en éveil, ne pas s’éloigner de son humanité et créer un contact direct entre le texte poétique et l’humain. Ce sera un privilège de parler poésie avec des jeunes de 17, 18 ans.»

Non seulement les Éditions Bruno Doucey ont conservé les droits sur Mes forêts, mais la garde rapprochée d’Hélène Dorion veillera sur son agenda chargé au cours de la prochaine année afin de lui assurer le temps de création nécessaire.

«Les prochains mois et les prochaines années seront très organisés, très casés étant donné le nombre de sollicitations qui va graduellement augmenter. Je me sens choyée d’être si bien entourée par des collaborateurs qui sont aussi des amis et qui savent prendre les meilleures décisions. On travaille dans l’intimité, la transparence, la confiance, on est contents de faire ça ensemble.»



« On arrive trop souvent à la poésie avec des biais, la peur de ne pas comprendre. J’espère avoir l’occasion de rendre l’expérience plus heureuse, vivante, d’inciter à la lecture de la poésie plutôt que la lecture de manuels scolaires parlant de poésie », croit Hélène Dorion.

Du plaisir, de la création

«Je ne pourrai pas être partout, c’est certain, et je reste avant tout dans mon amour de la création, souligne encore Hélène Dorion. C’est un privilège quand ces choses arrivent, quand on reçoit certaines formes de reconnaissance, que l’éclairage est mis sur notre travail de création. Mais justement, je veux continuer de créer, d’être en mouvement dans la vie artistique que j’ai choisie.»

«Je veux rester libre», répète-t-elle quelques fois avant de préciser sa pensée.

«Quand on me demande mon mot préféré, ce n’est pas amour, mais bien liberté. La liberté d’être et la liberté d’action, bien sûr, mais la liberté de choix plus intérieurs aussi. C’est une chose assez claire, personne ne va essayer de m’imposer quoi que ce soit dans mon environnement, c’est comme ça. Et je me donne le droit de tout explorer.»

C’est d’ailleurs avec cette liberté fièrement portée que Dorion et son amie, la regrettée Marie-Claire Blais, ont œuvré pendant six ans à l’écriture et la création de l’opéra Yourcenar – Une île de passions

Présentée à Montréal et Québec au cours du dernier été de concert avec Les Violons du Roy, cette œuvre rend hommage à Marguerite Yourcenar, tant à la femme qu’à l’écrivain.

«Yourcenar est un sujet très actuel à tous les niveaux. C’est une féministe, une écologiste, une politique, personnellement et artistiquement, toujours de façon douce, même dans l’écriture», souligne Dorion au sujet de Yourcenar, décédée en 1987, et chez qui elle se reconnaît beaucoup.  

«Je dis me reconnaître chez elle, et je parle juste de ses qualités», constate-t-elle dans un grand rire.

«Mais il y a aussi une part d’ombres, de contradictions, de fragilité et de vulnérabilité, précise-t-elle. Ce que j’ai aimé très tôt chez Yourcenar, c’est la porosité des genres. J’ai moi aussi pratiqué ça naturellement très rapidement. On est liées par ça, par le respect de la langue et notre façon de réfléchir.»

Si l’avenir de Yourcenar – Une île de passions repose désormais entre les mains des Violons du Roy et des opéras de Montréal et Québec, Hélène Dorion espère assurément que l’œuvre voyage et continue d’attirer une nouvelle clientèle.

«C’est une proposition différente et singulière pour l’opéra où les émotions sont souvent exagérées, note-t-elle. Dans Yourcenar, on est plutôt dans l’intériorité, dans une forme de lenteur, plus littéraire. On ne cherchait pas le spectaculaire, mais on avait fait le pari de faire sentir la vie d’une femme singulière, tout en paradoxes, qui vit pour la création, avec sa compagne et son jeune amant. Je suis vraiment fière de ce projet.»

Heureuse aussi d’oser ainsi les projets, de marcher vers la nouveauté. Avec une vingtaine de recueils de poésie à son actif, presque autant de livres d’artistes, une demi-douzaine de romans et récits, autant d’apports à des œuvres collectives et un opéra, Hélène Dorion trouve le temps de se mouiller dans des expositions de mots et d’art visuel avec sa sœur Joanne, d’offrir des mots à Richard Séguin pour son dernier opus, de plonger dans des concerts littéraires avec l’ensemble I Musici.

«Ça, ç’a été la plus belle expérience pour moi, un moment très intense, déclare Hélène Dorion. Je n’ai pas de mots pour exprimer ce moment.»

Et parfois, les mots sont tout simplement remplacés par le mouvement. « Je ne me demande pas ce que je vais essayer, ça vient tout naturellement à moi », répond-elle lorsqu’on lui demande si on peut l’attendre au théâtre ou au cinéma.

«Mais j’aime explorer, créer du nouveau, c’est naturel pour moi d’expérimenter. Je ne ferme la porte à rien, surtout pas au théâtre et au cinéma, surtout que j’ai déjà un rapport très fort à l’image.»

Un rapport très fort au temps également. Pas celui qui passe, mais celui qu’on porte en soi, celui qui se déplie, riche de ses sillons différents.

«L’idée du vieillissement ne m’habite pas négativement, je le vois comme de la sagesse, des apprentissages. Yourcenar avait ce rapport au temps tout en sagesse et en sérénité où son regard était porté vers l’avant, vers l’éternité. J’ai aussi ce rapport au temps, il m’habite, il m’apprend. Et les apprentissages nous permettent d’aller vers la liberté, de nous libérer des contraintes du temps, de garder notre capacité d’émouvoir et d’être ému, d’être dans la vie, dans le mouvement, dans la création.»