Chronique|

«On attend que ça pète»

Le directeur général du Partage St-François, Sébastien Laberge, déplore que l’État abandonne dans la rue les personnes ayant d’importants enjeux de santé mentale.

CHRONIQUE / «Ça s’en vient, on va bientôt faire des topos qui vont dire que c’est triste des gens à la rue à Noël, mais ces gens-là sont dans la rue tout le reste de l’année aussi», me lance Sébastien Laberge, directeur du refuge sherbrookois le Partage St-François.


Que mes collègues ne le prennent pas trop personnel, la critique ne vise pas particulièrement les médias, même si c’est effectivement un classique des reportages de cette période de l’année. Ce qui agace le directeur de refuge, c’est le peu d’attention que l’itinérance a dans le débat public en général.

Ces derniers temps, à Sherbrooke, on a un peu plus parlé de cet enjeu parce que l’itinérance est plus visible. Surtout avec les camps qui ont été démantelés sous le pont Joffre, près du centre-ville.

À Québec, le sujet rebondit aussi parce que quelques personnes se disent dérangées par le déménagement du refuge Lauberivière dans un nouvel édifice situé à quelques coins de rue de son ancienne adresse. 

Dans un cas comme dans l’autre, on ne parle pas tant des enjeux de fonds. On parle des réactions – que ce soit le rejet ou la pitié –, mais pas tant des choix de société qui expliquent ces camps ou ces refuges.

C’est après des actes d’exhibitionnisme et de contacts sexuels à la bibliothèque Éva-Senécal que Sébastien m’a contacté. Selon lui, c’est une situation qui aurait pu être évitée. Celle-ci et bien d’autres aussi.

« Chaque fois qu’un fait divers comme ça semble sortir de nulle part, raconte-t-il, c’est presque toujours un de nos résidents, une personne qu’on connait et qu’on le sait que ça va finir par arriver. »  

Le Partage St-François déborde de dossiers où le refuge recommande qu’on les prenne en charge, que le risque de délit – de l’exhibitionnisme au meurtre – est élevé. Le hic, c’est qu’il n’y a pas de « on ». Il n’y a pas de structure pour les prendre en charge.

« Environ 80% de notre clientèle ont de lourds problèmes de santé mentale et ces gens-là sont abandonnés par l’État », déplore le directeur.

Autrement dit, leur place n’est pas dans un refuge pour personnes itinérantes. Leur place n’est pas dans la rue non plus.

« Oui, il y a une partie de la population itinérante qui est capable de faire des choix, de s’occuper d’elle-même, de se gérer, mais ceux et celles qui ont des gros enjeux de santé mentale, qui ne seront jamais autonomes, on fait quoi? », demande Sébastien.

La population itinérante est diversifiée, une partie peut être très organisée et autonome alors que d’autres ont d’importants enjeux de santé mentale.

En ce moment, collectivement, on ne fait rien. Et cette population se ramasse dans les refuges. Ce n’est pas leur mandat, mais ils sont la dernière ressource où tout aboutit.

« On reçoit des gens qui ont été mis à la porte de centres de réadaptation parce qu’ils étaient trop problématiques, même avec l’encadrement, explique le chef du refuge. Notre système veut que les gens se prennent en main pour les aider, mais comment ce monde-là va pouvoir se prendre en main tout seul dans la rue? »

Le pire, c’est qu’il n’y a rien de nouveau dans ce constat. Si la désinstitutionnalisation était nécessaire pour plusieurs raisons – bien du monde n’avait pas besoin de vivre enfermé dans un asile – on a oublié de créer une place dans le système pour les cas lourds de santé mentale. Plusieurs parlent de ce virage en santé comme d’un échec ou sinon d’un virage incomplet. 

On le répète donc régulièrement depuis plusieurs années, mais le problème demeure. Le trou de service entre les cliniques de santé mentale et la rue demeure vide.

Cette population spécifique, ajoute le directeur du Partage, n’a pas besoin de nouveaux logements sociaux, d’un nouveau refuge ou d’un centre de crise, mais d’une structure adaptée pour des gens dont la santé mentale est trop instable pour être autonome.

Bien sûr, on le sait, il y a des raisons financières. Ça coûterait combien mettre sur pied des centres pour cette population, engager le personnel pour les accompagner?

Mais quand on pose ces questions comptables, on oublie trop souvent de tenir compte du coût de l’inaction. Ça nous coûte combien en ce moment les avoir dans la rue? En interventions policières, en recours en justice, en intervention sociale, en soins de santé?

Plus encore, les questions comptables détournent trop souvent des questions morales. 

Sébastien Laberge est écoeuré de voir des gens avec une déficience ou avec une schizophrénie non contrôlée se faire exploiter dans la rue, que ce soit se faire voler leur argent ou se faire violer.

Il y a la propre sécurité de ces personnes, mais aussi celle du reste de la population. «On attend que ça pète, mais sur qui va tomber la prochaine crise?», s’inquiète Sébastien.

Quand il parle, le gestionnaire du refuge a le débit rapide, mais il fait une petite pause ici, avant de comparer la situation avec le P-38. Ça, c’est un élément du Code civil qui permet aux corps policiers ou au personnel de la santé de garder contre son gré une personne qui présente un danger pour elle-même. On dit que c’est une garde préventive.

«Collectivement, s’avance Sébastien, on a jugé que le P-38 était acceptable pour protéger une personne qui a des idées suicidaires. Mais quand une personne qui a des troubles psychotiques met sa vie en danger, on n’a rien, on fait rien. Est-ce que leur vie est moins importante?»

Le P-38 concerne des situations de crises, des situations temporaires. Du monde qui, habituellement, ont une vie jugée «normale», un comportement «habituel», pas du monde continuellement en crise, comme celui qui visite les refuges et dont parle Sébastien.

«Je passe pour un méchant interventionniste quand je dis ça, lance-t-il, mais au refuge, on accueille continuellement du monde ensanglanté, qui se font voler leur chèque d’aide sociale, qui ont été agressés, qui sont coincés dans un cercle vicieux. On fait comment pour cesser cette violence-là?»

Je n’ai pas la réponse. Il n’y a sûrement pas une seule bonne réponse, mais ne rien faire ne peut pas être la réponse. En attendant qu’on trouve, j’écris des chroniques en espérant que ça fasse bouger de quoi quelque part et que quelqu’un retontisse avec une bonne idée.