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Sortir de la violence sans se ruiner

Les victimes de violence conjugale se retrouvent souvent seules au moment de sortir de leur environnement, mais les milieux de travail peuvent aider à se rebâtir.

CHRONIQUE / Perdre son emploi ou son revenu pendant qu’on essaie de se sortir d’une relation violente est probablement une des dernières choses qu’on a besoin. Pourtant, au Québec, ce stress supplémentaire pèse sur les épaules des victimes de violence conjugale.


Il y a un an, un large regroupement de syndicats, d’organismes et de partis politiques ont fait une sortie publique afin d’ajouter aux normes du travail une banque de dix congés payés dans une situation de violences conjugales.

«Dix jours, c’est vraiment un minimum», insiste Mathilde Trou, coresponsable des dossiers politiques pour le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale (RMFVVC). Organiser sa sortie, trouver un logement, déménager, changer l’école des enfants s’il y a lieu, consulter un avocat, consulter un organisme d’aide. Ça demande du temps!

Ai-je besoin de rappeler que tout ça se fait sous un énorme stress, avec peut-être un épuisement et souvent sans soutien?

Mathilde Trou souligne toutefois qu’il y a eu une «grande avancée» l’année dernière. Depuis octobre 2021, les employeurs doivent prendre les mesures nécessaires pour assurer la protection d’un ou d’une travailleuse exposée à une situation de violence physique ou psychologique, incluant la violence conjugale, familiale ou à caractère sexuel.

Autrement dit, le milieu de travail doit être un lieu sécuritaire où, par exemple, le conjoint violent ne pourra pas s’imposer, déranger ou interpeler la victime.

Étant donné la pandémie, ça inclut la résidence si la personne est en télétravail.

Dans la pratique, ça demande quelques réflexions pour y parvenir, mais ce n’est pas du tout impossible. Le RMFVVC a d’ailleurs des programmes et des conseils pour accompagner les employeurs.

Rendre les milieux de travail sécuritaires a des avantages pour tout le monde. Comme les hommes violents ont aussi tendance à isoler les femmes, le travail est souvent leur seul réseau. C’est important de le maintenir. Et pour les employeurs, ça permet de garder une employée expérimentée.

Québec inflexible

Assurer la sécurité physique et mentale est une étape importante, mais ça ne vient pas régler le problème de la sécurité financière.

En ce moment, et ça aussi c’est un changement récent dans la loi, après trois mois de service continu, un ou une employée victime de violence conjugale ou à caractère sexuel a droit à deux jours d’absences payés.

C’est un début, sauf qu’il y a un mais. Ces deux journées disparaissent si le ou la salariée les a utilisées pour des obligations familiales, s’occuper d’un proche ou à la suite d’un accident. Bof. Toutefois, on permet au moins une absence sans salaire jusqu’à 26 semaines sans perte d’emploi.

Et quand on compare cette mesure avec le reste du Canada, le Québec est radin.

Dans une analyse réalisée par le Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ), on souligne que l’Ontario, la Colombie-Britannique, la Saskatchewan, le Manitoba, le Nouveau-Brunswick, le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest ont inscrit dans leurs lois 10 jours, c’est-à-dire 5 congés payés et 5 congés sans solde.

La Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve-et-Labrador proposent aussi 10 journées, mais seulement 3 payés et 7 sans solde. Ça reste plus que le Québec.

Il n’y a que l’Alberta et le Nunavut qui n’ont aucun congé payé. Et il n’y a que ces deux juridictions qui offrent moins que le Québec.

Le Parti libéral, Québec solidaire et le Parti québécois ont appuyé la revendication des 10 congés payés, mais la Coalition avenir Québec est en «désaccord» avec l’idée, pour utiliser le terme de Jessica Bourque, deuxième vice-présidente du SPGQ.

Doublement en désaccord même.

Le SPGQ a deux démarches. D’une part, il y a cette volonté de l’inclure dans la Loi sur les normes du travail, porte qui a été fermée par le gouvernement.

L’autre chemin, ce sont les conventions collectives. Dans la dernière année, le SPGQ a profité des différentes négociations pour essayer d’ajouter les 10 jours aux conventions. «Il y a eu des discussions avec des employeurs, raconte Jessica Bourque, mais aucun n’était ouvert à l’intégrer aux conventions.»

Et comme le SPGQ représente la fonction publique, les employeurs, ce sont des ministères ou des sociétés d’État, donc, le gouvernement.

Ceci dit, ça existe dans certaines conventions. Le SPGQ s’inspire d’ailleurs de celle de la fonction publique au fédéral, qui offre 10 jours de congés payés aux employés et employées victimes de violence conjugale.

La convention des Ballets Jazz de Montréal accorde aux «travailleuses qui sont victimes de violence familiale […] 5 jours d’absences rémunérés» qui «s’ajoutent aux autres congés déjà accordés». Ces victimes n’ont donc pas à choisir entre soigner leur enfant ou réorganiser leur vie.

Dans la convention de Technologies Axion, on peut lire que les absences sont autorisées «tant et aussi longtemps que le salarié démontre qu’il est en démarche active pour se sortir de la situation de violence dans laquelle il se trouve.» Autrement dit, pas de limite. Et on devine que le masculin inclut le féminin.

Le SPGQ essaie lui aussi de donner l’exemple, alors qu’il vient d’ajouter une clause avec 10 congés payés dans la nouvelle convention des travailleurs et travailleuses du syndicat.

Dans un rapport de la Direction de la recherche et de l’innovation en milieu de travail, on souligne qu’en 2018, seulement 9 conventions contenaient des clauses pour la violence conjugale, mais qu’en 2020, ce chiffre a grimpé à 237, dont 101 qui allaient plus loin que les normes du travail. La sensibilisation fait son chemin.

Mesure qui fait peur

Visiblement, l’idée d’accorder 10 petits congés payés pour aider les victimes à sortir et à reprendre le contrôle de leur vie n’est pas si farfelue. Alors pourquoi ça bloque au gouvernement et dans certaines entreprises?

Selon Mathilde Trou, le principal frein est l’argent. Ou plutôt, on a peur que des gens s’inventent de fausses violences pour profiter de ces congés. Un argumentaire malhonnête, selon elle. «Les victimes échangeraient sans hésiter ces 10 jours de congé pour une relation saine», ajoute-t-elle.

Pourtant, en ne mettant aucune mesure en place, les entreprises s’assurent de perdre de l’argent. Tout le monde peut comprendre qu’une employée victime de violence conjugale peut devenir moins efficace au travail, à gérer les chocs, les blessures, le stress, la fatigue, la fuite. Le présentéisme, être au travail sans pouvoir s’y consacrer, ça vient avec une facture aussi. Selon une étude de 2012, le présentéisme coûte deux à trois plus cher que l’absentéisme.

Jessica Bourque souligne qu’il est fréquent que des cas de sanctions concernant un rendement au travail cachent en fait de la violence conjugale.

Financièrement, les employeurs ont tout à gagner à accorder 10 congés payés pour les victimes de violence conjugale. Mais la principale raison, c’est avant tout cette idée de prendre soin de son personnel. Pourquoi hésiter?

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