Les faits
Il est vrai que si l’on ne considère que le nombre d’infirmières officiellement inscrites à l’Ordre, il est très difficile de voir quelque «pénurie» que ce soit. En fait, il y a plus d’infirmières que jamais au Québec : l’OIIQ comptait environ 72 000 membres en 2011-12, nombre qui est passé à un peu plus de 79 000 en 2020-21 — et encore, c’est sans compter autour de 1350 «membres avec droit d’exercice limité» qui ont été ajoutés en 2020-21 à cause de la pandémie de COVID-19. Même en tenant compte de la croissance de la population, on compte légèrement plus d’infirmières maintenant (soit 9,2 par 1000 habitants) qu’au début des années 2010 (9,0 par 1000).
Comparé aux autres provinces, le Québec se situe à peu près dans la moyenne, d’après des chiffres de l’Institut canadien d’information sur la santé. En proportion de la population, la Belle Province comptait en 2020 plus d’infirmières travaillant en soins directs que l’Ontario et la Colombie-Britannique, à peu près autant que l’Alberta, mais moins que les Maritimes et les Prairies.
Alors, quand on compte les infirmières de cette manière, on ne peut pas vraiment dire qu’on en «manque». Cependant, leur nombre total ne dit pas tout. «La question de savoir si on a assez d’infirmières, c’est bien relatif, dit Régis Blais, spécialiste de la gestion de la santé à l’Université de Montréal. Théoriquement, on pourrait dire qu’on a assez d’infirmières au Québec, mais ça dépend de ce qu’on leur fait faire. Si elles font plein de tâches qui pourraient être faites par d’autres, ça en laisse moins pour s’occuper des tâches spécifiques aux infirmières. Et présentement, on en manque là où on en a besoin, en CHSLD, en salle d’opération, etc.»
Essentiellement, explique M. Blais, une partie des quelque 79 000 membres de l’OIIQ sont inscrits à leur ordre professionnel, mais font d’autres choses que de travailler dans le système public. Que ce soit par choix ou à cause des conditions de travail difficiles — quarts de nuit, heures supplémentaires obligatoires, etc. —, un nombre significatif vont dans des agences privées, ou décident de travailler à temps partiel, de prendre leur retraite, d’enseigner dans des cégeps, d’aller travailler dans l’industrie pharmaceutique, en assurance, comme consultantes, etc.
Ainsi, un peu moins des deux tiers (64,4 %) des infirmières québécoises travaillaient à temps complet en 2020-21, d’après le dernier Rapport statistique sur l’effectif infirmier de l’OIIQ. C’est un peu plus que deux ans auparavant (60 %), possiblement à cause des primes que le gouvernement a offertes pour encourager le temps plein à cause des besoins additionnels créés par la COVID; cette proportion s’était maintenue autour de 58-60 % tout au long des années 2010.
Le recours au privé, lui, diminuait petit à petit avant la pandémie. Alors que les infirmières travaillant pour des «agences de placement ou de soins privés» représentaient 5,3 % de la profession en 2011-12, elles n’étaient plus que 3,1 % en 2018-19. Cependant, la surcharge liée au coronavirus en a poussé plusieurs à se tourner vers le privé pour améliorer leurs conditions de travail/vie : elles étaient 3,7 % au privé en 2020-21. La différence peut sembler mince, mais sur quelque 80 000 de membres de l’OIIQ, cela représente plusieurs centaines d’infirmières — et c’est sans compter celles qui ont quitté le réseau public pour aller ailleurs que dans des «agences de placement ou de soins privés».
«Avec la pandémie, il y a eu plus d’infirmières qui sont parties, donc on a eu plus besoin de faire appel à des agences, explique M. Blais. […] On en a épuisé plusieurs avec le temps supplémentaire obligatoire, elles n’avaient plus de vacances en été, etc. Elles partent parce que leurs conditions de travail sont abusives dans le public, ce qui veut dire que celles qui restent subissent une pression additionnelle. On est donc dans un cercle vicieux qu’il faut casser. […] En forçant le temps supplémentaire, on va peut-être combler des périodes de travail immédiatement, mais on va en écœurer encore plus et elles vont partir à leur tour.»
«Il n’y a pas de solution simple, poursuit M. Blais. Les gouvernements ont eu beaucoup recours aux primes pour obliger les infirmières à faire du temps plein, mais il faut être plus flexible que ça. Il y a des milieux où on permet aux infirmières de gérer collectivement leur horaire, et il y a moins de départs dans ces endroits-là. Elles doivent s’assurer ensemble de couvrir les besoins, mais elles peuvent s’arranger comme elles veulent. Au lieu que ce soit un gestionnaire qui décide pour elles, celles qui veulent travailler plus le font, et les autres non. À La Malbaie, à Baie-Saint-Paul et au CHUM, ils ont essayé cette approche et ça a pas mal réglé le problème. Ça rend les conditions de travail plus attrayantes, il y a plus d’infirmières qui veulent travailler là, et ils ont pratiquement éliminé le temps supplémentaire obligatoire.»
Verdict
Oui et non. Du strict point de vue du nombre total d’infirmières au Québec, rien n’indique qu’il y ait pénurie : il y a autant, sinon plus d’infirmières inscrites à l’OIIQ par 1000 habitants qu’avant. Mais une partie d’entre elles a quitté le réseau public pour différentes raisons, notamment des conditions de travail trop difficiles. Cela ne fait pas moins d’infirmières, mais ça en fait moins qui prodiguent des soins directs — et de ce point de vue, oui, il y a pénurie.
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