Projet Monarques: La parole qui donne des ailes [VIDÉO] 

Les comédiens de <em>Projet Monarques : </em>Emmanuelle Laroche, Sébastien Rajotte, Étienne d’Anjou, Ann-Catherine Choquette et Albert Kwan.

Leurs blessures sont invisibles. Elles ne traversent pas l’uniforme, ne se devinent pas au premier regard.


Vétérans et militaires ont beau avoir croisé l’indicible, ils ne le montrent pas toujours. Ils taisent leur souffrance, portent le poids de tout ce qu’ils ont vu, vécu, ressenti. 

C’est ce pesant silence que la pièce Projet Monarques vient détricoter en propulsant la parole de celles et ceux qui ont servi le pays, souvent à des milles d’ici, dans des contextes difficiles ou des zones de conflits. 

Porté par le Théâtre des Petites Lanternes, le projet a commandé cinq ans de travail et s’est déployé à travers tout le pays.

«C’est Gilles Viger, fils de vétéran de l’Armée canadienne, qui nous a d’abord interpellés pour qu’on travaille sur ce thème», rappelle Angèle Séguin, directrice artistique des Petites Lanternes. 

Le sujet était loin d’elle. Elle s’est demandé comment s’y prendre pour le creuser. 

«C’est en quelque sorte un univers parallèle, un monde qui a ses codes et auquel on n’a pas accès.»

Il fallait aller à la rencontre des militaires et de leurs proches pour mieux comprendre. Et pour ça, il n’y avait pas de meilleur moyen qu’une grande cueillette de mots. Avec des carnets d’écriture qui permettaient de mettre des mots sur les maux. 

«J’ai dirigé tous les ateliers, en anglais comme en français», note Angèle Séguin.

Les comédiens Étienne D’Anjou, Albert Kwan, Ann-Catherine Choquette, Sébastien Rajotte et Emmanuelle Laroche en répétition.

Elle a senti partout un grand besoin de dire. Une soif d’être écouté pour vrai. 

Elle a aussi entendu ce qui n’avait parfois jamais été franchement nommé. La stigmatisation, les traumatismes, les espoirs déçus, le syndrome de choc post-traumatique, la guerre, les morts, la misère, le chaos, les viols, les champs de bataille, la désolation, l’impuissance. Tout ce qui s’inscrit dans cette vie à part. 

«Il y a une voix à libérer. À décadenasser, même. Les gens qu’on a rencontrés ont eu la générosité d’ouvrir leur cœur, leur âme.»

Dévoiler ainsi sa fragilité, sa vulnérabilité, ça commandait de fissurer l’armure qui s’imbrique souvent à la tenue militaire. Ce n’était pas gagné d’avance. 

«Parce que c’est difficile d’aller là quand tu as le sentiment que c’est avouer une faiblesse et que tu ne t’accordes pas le droit d’en avoir parce que tu as été embauché pour être fort, pas pour faillir», illustre Angèle Séguin, en saluant l’apport du conseiller dramaturgique Paul Lefebvre dans le projet.

Amélie Bergeron, metteure en scène, et Angèle Séguin, directrice artistique, signent ensemble le texte de <em>Projet Monarques</em>.

Des voix de partout

En tout, plus de 220 personnes ont pris part à l’exercice d’écriture. Des vétérans, des militaires en service ou à la retraite, mais aussi leurs proches. 

«On éclaire ce qui se passe au fil des missions, mais également ce qui se déroule à la maison pendant ce temps-là.» 

Les témoignages recueillis ont garni des milliers de pages. Toutes ont été lues et relues pour tisser la trame de la pièce à cinq personnages.

«Ça donne une prise de parole anonyme, mais forte.»

C’est cette parole-là qui a guidé Amélie Bergeron dans l’exercice de la mise en scène. 

«Cette œuvre, c’est la vérité d’un immense bassin de personnes», dit celle qui est aussi coautrice de la pièce. 

Elle le dit d’emblée, elle n’avait jamais été en contact avec le monde militaire auparavant. 

«J’ai découvert cet univers à travers le projet, en laissant de côté biais et préjugés pour arriver à comprendre cette réalité, y être sensible. Et c’est de cette façon que j’ai abordé la production théâtrale, dans un immense respect du propos.» 

Il n’y avait pas d’autre chemin possible.

«Comme metteure en scène, on a souvent envie d’inscrire sa signature, de la déposer dans nos productions. Mais pas cette fois. Mon égo d’artiste est resté à l’extérieur de tout ça. Je me suis ancrée à ce que les gens avaient voulu dire et exprimer. C’est ce qui a teinté tout le processus, qui s’est fait dans l’ouverture, la bienveillance, l’humilité.» 

Cette qualité d’écoute est, en soi, une signature. 

«On ne peut pas rester insensible devant des témoignages aussi poignants, note Amélie Bergeron. Ils montrent la nécessité de sortir du silence. Reconnaître qu’on a certains traumas, qu’on a des blessures, c’est un premier pas important. Ça permet aussi de rejoindre l’autre. C’est une façon de sortir de la stigmatisation. Parce que si la souffrance n’est jamais nommée par ceux qui la vivent, comment les autres peuvent-ils en être conscients?»

Le comédien Étienne D’Anjou.

Se reconnaître

L’espace théâtral permet de briser le sceau du secret. Il permet aussi de rejoindre ceux qui ont des vécus semblables. 

Le comédien Étienne D’Anjou en témoigne. Il a été réserviste pendant 13 ans. Il est aussi diplômé du Conservatoire d’art dramatique. Les deux univers semblent aux antipodes. Ils ne le sont pas tant que ça, précise-t-il avec un sourire.  

«Il y a des ponts entre ces deux sphères. J’ai acquis dans l’armée une discipline et une structure que j’applique encore souvent dans ma vie personnelle et dans mon métier d’acteur», dit celui qui joue aux côtés d’Emmanuelle Laroche, Albert Kwan, Ann-Catherine Choquette et Sébastien Rajotte.  

L’aventure de Monarques arrive à un moment significatif pour lui. 

«Ça boucle mon parcours militaire : le 13 novembre, ça fera 10 ans que j’ai été déployé en Afghanistan.»

Il n’y était pas au plus fort de la tempête. Il est tout de même revenu habité par ce qu’il a traversé là-bas. 

«Quand on franchit cette ligne-là, quand on part en mission, ça nous transforme forcément parce qu’on est exposé à des difficultés humaines. C’est quelque chose qui marque notre parcours.»

Il s’est reconnu dans certains passages des textes. Il a parfois eu l’impression d’entendre des frères et des sœurs d’armes. 

«En écoutant les différentes répliques, on réalise qu’on n’est pas seul à avoir vécu ça. Ces textes vrais, sensibles, c’est un baume sur les blessures. Ça fait du bien de les entendre, de les partager.» 

Angèle Séguin sourit, acquiesce : «Je souhaite que ce projet-là contribue à guérir les traumas, mais aussi à transformer notre vision collective, à créer des ponts. Pour qu’on puisse s’élever un peu plus, humainement. Pour amener un apaisement, peut-être.»

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Nommer, guérir

Richard Giguère a passé plus de 35 ans au sein de l’Armée canadienne. Spécialisé dans l’infanterie, il a fait partie du Royal 22e Régiment. 

«J’ai eu une carrière riche, j’ai vécu de nombreuses expériences à l’étranger.»

Allemagne, Oka, Haïti, Kaboul, Kandahar sont autant d’endroits où il a eu à intervenir.  

Lui n’a pas reçu de diagnostic de syndrome de choc post-traumatique. Mais il a côtoyé des confrères et des consœurs dont la cuirasse s’est brisée. «Les Forces armées canadiennes offrent un système d’accueil extraordinaire. Mais encore faut-il que les gens osent parler», dit celui qui a accepté d’être co-porte-parole de la production parce qu’il croit en ce qu’elle peut créer comme mouvement. 

«Dans l’espace théâtral, les choses peuvent être plus facilement nommées, peut-être. Entendre ces voix qui racontent, ça nous interpelle autrement.»

Ça apporte aussi une autre perspective. 

«J’ai quatre enfants. Au fil de ma carrière, je suis toujours parti faire mes missions sans trop me poser de questions. En écoutant la pièce, quand le personnage de la conjointe raconte ce qu’elle a vécu, j’ai compris de façon beaucoup plus pointue ce que mes proches avaient traversé pendant mes années de service.» 

La mission la plus difficile pour lui s’est déroulée hors d’une zone de guerre. 

«C’est Haïti qui m’a le plus écorché. J’étais là-bas confronté à la misère, à la détresse, au désespoir humain. Le matin, à nos portes, on trouvait parfois des bébés déposés dans des paniers parce que les parents espéraient leur prise en charge. Comme père de famille, j’étais bouleversé. Revenir à la vie normale, après ça, c’est difficile. Parce qu’on est rempli de ce qu’on a vécu.»

L’ouïe, la vue, l’odorat : tous les sens ont absorbé une réalité parfois inimaginable. 

«On ne peut pas effacer ça de notre cerveau, de notre mémoire.»

Il faut vivre avec. Et peut-être trouver des canaux pour déposer la peine. Au théâtre ou autour de soi. 

Vous voulez voir?

  • Projet Monarques
  • Théâtre des Petites Lanternes
  • Mardi 8 novembre, 19 h 30
  • Centre culturel de l’Université de Sherbrooke

La pièce prendra ensuite le chemin de la tournée. Une vingtaine de représentations sont au menu et la compagnie s’est dotée d’une structure autoportante qui lui permettra de se produire sur des bases militaires