Opération Scorpion: le fléau toujours grandissant de la prostitution juvénile 

L’enquêteur retraité Roger Ferland et la criminologue Maria Mourani

Vingt ans après l’opération Scorpion, la prostitution, ce «viol tarifé», continue de faire des ravages au Québec. Les proxénètes sont aussi actifs et de plus en plus violents, la moitié des victimes sont mineures et les clients sont très peu inquiétés, constatent l’enquêteur retraité Roger Ferland et la criminologue Maria Mourani dans un nouveau livre-bilan de cette grande enquête sur l’exploitation sexuelle d’adolescentes.


Ce n’est pas de gaieté de cœur que Roger Ferland, retraité du SPVQ depuis deux ans, a accepté l’invitation de la criminologue Maria Mourani de replonger dans ses souvenirs et dans ses notes de l’opération Scorpion, dont il était l’enquêteur principal. 

Il y a 20 ans, l’enquête l’a amené jusqu’au bout de ses ressources. L’émotion est encore vive lorsqu’il repense aux souffrances des jeunes filles, à la façon dont elles ont été malmenées dans le processus judiciaire, à ses regrets de n’avoir pas pu les protéger. 

«Il fallait que ça serve à quelque chose sinon, je n’ai pas le goût de raconter ça», dit le policier aujourd’hui enseignant et analyste dans les médias.

Le livre Opération Scorpion, qui paraît aux Éditions de l’Homme, se veut un outil de prévention, explique Mme Mourani, pour que tout le monde, mais surtout les parents et leurs adolescentes, comprennent les techniques de recrutement des proxénètes et la perversité des clients, ces «tueurs d’âme», comme les qualifie la criminologue.

«On voulait montrer aux gens qu’en 2022, la situation n’a pas changé, l’exploitation sexuelle juvénile n’a pas disparu», insiste Maria Mourani

En 2019, la région de la Capitale-Nationale avait un taux d’infraction par 100 000 habitants lié à de l’exploitation sexuelle le plus élevé de la province, même devant Montréal, souligne la criminologue.

Près de la moitié des dossiers de proxénétisme traité par les corps de police du Québec concernent des victimes de moins de 18 ans.

Depuis Scorpion, il y a eu des avancées, avec l’adoption de la loi fédérale qui criminalise l’achat de services sexuels et la publicité et la création de l’Équipe intégrée de lutte contre le proxénétisme (une centaine de policiers à travers la province).

«Mais malgré cela, les enquêtes n’ont pas l’ampleur de Scorpion, qui s’était attaquée aux clients, déplore Mme Mourani. Il faut s’attaquer à la demande.»

Les policiers qui se confient à Mme Mourani disent hésiter à enquêter sur les clients, surtout ceux qui travaillent dans les lieux de pouvoir, parce que ces enquêteurs ne se sentent pas appuyés par les autorités policières.

«Est-ce que c’est seulement leur perception, ça se peut, soumet Mme Mourani. Mais ça fait en sorte qu’il n’y a pas assez d’enquêtes sur les clients.»

Du 6 décembre 2014 au 20 juin 2019, seulement 233 personnes ont été accusées au Québec pour l’obtention de services sexuels moyennant rétribution.

Si on veut vraiment faire tomber cette industrie, comme la Suède a réussi à le faire, il faut miser sur la criminalisation du client, estime la criminologue. «Les pays qui l’ont fait ont eu une diminution très forte de la traite des personnes en vue de l’exploitation sexuelle. Pourquoi? Parce qu’il n’y a plus de demande! En 2022, pour la majorité des Suédois, la prostitution est devenue inacceptable.»

Les défis de Scorpion

Le livre Opération Scorpion, offre un compte-rendu presque de jour en jour de l’enquête, avec ses nombreux défis. Parmi eux, accumuler de la preuve le plus rapidement possible pour faire sortir des adolescentes de cette violence et convaincre des victimes amoureuses de leur proxénète de parler.

Roger Ferland et Maria Mourani reviennent aussi sur ce qu’ils qualifient de «folie médiatique» qui a entouré l’opération policière à partir des arrestations des proxénètes, les membres du gang Wolf Pack en tête, et des clients comme l’animateur de radio Robert Gillet, en décembre 2002.

La médiatisation très intense pendant des mois a mis énormément de pression sur le corps de police, relate l’enquêteur Ferland, mais aussi sur les victimes, dit-il.

Le livre trace un portrait crû des proxénètes et de la façon dont ils ont séduit, dressé et mis en marché les victimes.

Des victimes encore «brisées»

Le duo enquêteur-criminologue est retourné voir une demi-douzaine de victimes de l’époque. Pas pour reparler des événements, mais pour prendre de leurs nouvelles. Deux d’entre elles témoignent dans le livre.

Certaines s’en sont sorties, mais la majorité sont restées brisées, décrit Roger Ferland, l’air sombre.

Il n’y a malheureusement rien d’étonnant dans cette triste situation, dit-il. «On leur a donné un mode de vie dès l’adolescence! Elles se disent «pourquoi j’irais travailler à 15$ de l’heure quand faire un client, c’est 300$»? Et et on me donne de l’alcool, j’ai l’impression de faire la jet set. C’est dur de les ramener dans la vraie vie...»

D’autant plus que ces jeunes femmes, qui ont passé leur adolescence à se prostituer, n’ont souvent pas terminé leurs études secondaires ni appris un métier. «Si elles n’ont pas l’aide nécessaire et l’aide psychologique, parce qu’elles sont souvent en choc post-traumatique, c’est très dur pour elles de s’en sortir», souligne Maria Mourani.

+

Extraits du livre Opération Scorpion

Le livre<em> Opération Scorpion </em>

L’enquêteur Roger Ferland à propos de «Rachel», victime dans le dossier Robert Gillet.

«Je croyais vraiment que nous pourrions la protéger. Malheureusement, je n’ai pas pu tenir ma promesse. Ce qu’elle a subi lors du procès de Gillet est encore une blessure en moi. Elle a été mise à nue, livrée en pâture, sans aucun égard pour ce qu’elle avait pu endurer avec ces hommes. Traitée de menteuse, de mythomane, un avocat de la défense se plaisait même à l’appeler “la star”. Elle a été interrogée à tellement de reprises que même un adulte en aurait perdu la raison. Alors, imaginez une enfant de 16 ans! Rachel est mon plus grand regret dans toute cette enquête.»

L’enquêteur Roger Ferland à propos des exigences des procureurs de la Couronne avant les arrestations

«[…] les 28 procureurs qui vont défiler dans Scorpion en voudront toujours plus. À un moment, j’avais juste envie de leur dire : “Stop! Notre part en tant que policier est faite. Menez votre propre bataille!” Sous prétexte qu’on ne pouvait pas apporter des éléments additionnels et que les suspects étaient des hommes influents, certains procureurs ne voulaient pas autoriser les plaintes. J’ai dû quelquefois me battre pour aboutir au dépôt des accusations. Il est vrai que la folie médiatique rendait les procureurs nerveux. Ils avaient l’impression de marcher sur des œufs.»

«Rachel», victime de prostitution juvénile, notamment de Robert Gillet, rencontrée le 29 janvier 2016

«Aujourd’hui, le sentiment d’injustice ne m’a toujours pas quittée. Je vis énormément de colère face à tout ce qui m’est arrivé. J’étais bonne à l’école. J’avais des rêves. Je rêvais d’être chanteuse. J’avais une belle voix. Ma vie a été détruite, et ces hommes continuent la leur comme si de rien n’était. Je sais que j’ai ma part de responsabilité dans tout ça : ma consommation de drogue, mes mauvaises fréquentations, mais j’avais 13, 14 ans. J’étais une enfant immature, trop jeune pour saisir les conséquences de mes gestes. En grandissant, j’ai compris le mal qu’ils m’ont fait. À vous raconter mon histoire, j’ai le goût de vomir. Je pleure encore souvent.»

«Sasha», ex-membre de la clique du proxénète Nerva Lovinski (Lion), rencontré le 9 novembre 2016

«Les filles n’avaient pas le droit de danser pour d’autres Noirs et si elles le faisaient, elles passaient au tribunal de Lion et recevaient une sentence qui pouvait être de se faire violer. Les filles devaient toujours travailler et si elles s’absentaient deux ou trois jours, elles étaient punies. Les contacts avec la famille ou les amis étaient interdits.»

Sur l’exploitation sexuelle en 2022

«La situation ne s’est pas arrangée en 2022. Après deux ans d’absence, le Grand Prix de Montréal demeure l’Eldorado des proxénètes. L’offre prostitutionnelle a triplé presque en quelques semaines avant la tenue de l’événement. On a alors répertorié environ 30 000 annonces actives avec l’avènement des réseaux sociaux comme mode de diffusion.»

+

Scorpion en chiffres

  • 8 mois d’enquête (19 septembre 2002 au 15 mai 2003)
  • 16 proxénètes arrêtés et condamnés
  • 18 clients arrêtés (16 ont été condamnés)
  • 119 clients avaient été identifiés par les victimes (une centaine non poursuivis en raison du niveau de corroboration requis)
  • 200 victimes mineures détectées (61 ont fait des déclarations à la police)
  • 38 jours d’écoute électronique
  • 27 000 conversations en sept langues à écouter
  • 900 informations reçues sur le 641-AGIR
  • 22 journées de filature
  • 3 ans de procédures criminelles à Québec et à Montréal