150 voix pour parler d’avortement

La cofondatrice des Passeuses a donc décidé de prendre la plume et de tendre une perche aux femmes qui avaient vécu une interruption de grossesse.

Marie-Ève Blanchard a longtemps cherché un recueil de récits personnels sur l’avortement. Il existait des écrits en anglais, d’autres qui provenaient de la France. Au Québec? Rien.


La cofondatrice des Passeuses a donc décidé de prendre la plume et de tendre une perche aux femmes qui avaient vécu une interruption de grossesse.

La cofondatrice des Passeuses, Marie-Ève Blanchard

Son invitation a eu des échos. Pluriels. Il suffisait d’ouvrir la porte pour provoquer le raz-de-marée. C’était comme un trop-plein trop longtemps gardé dans les tranchées du cœur. Son appel à témoignages lui a permis de récolter quelque 150 histoires. 

«Je travaille sur ce recueil, j’ai hâte d’y mettre le point final pour qu’il puisse circuler, pour que d’autres yeux que les miens plongent dans toutes ces histoires. J’ai tout ça entre les mains. J’accueille toutes ces voix, ce qu’elles ont à raconter. Et plus je lis, plus je suis en colère, en fait.»



Plusieurs livres sur l'avortement existent, mais la plupart sont en anglais ou sont signés d'auteurs européens. Marie-Ève Blanchard entend publier un recueil de témoignages québécois sur le sujet au cours des prochains mois.

Parce qu’il y a tant à dire et tant à faire encore. Et qu’on ne tend collectivement pas l’oreille. En tout cas, pas suffisamment. 

«C’est un silence systémique : dans la société, on n’en parle pas, poursuit-elle. Il n’y a pas de campagne d’information grand public. Ça entretient une certaine culture du tabou. Et je réalise que l’avortement a été un peu oublié par le mouvement féministe. Parce qu’on a l’impression que c’est un acquis, on ne pousse pas plus loin. On en oublie parfois la dignité de la personne.»

On en oublie aussi que les droits sont fragiles. 

«Les freins d’accessibilité qu’on constate à différentes échelles, ils ne sont pas banals. Aux États-Unis, c’est ce qui a précédé le renversement de Roe c. Wade», souligne-t-elle.

Marie-Ève Blanchard a récolté 150 témoignages.

Marie-Ève effleure l’épais document devant elle. Des pages et des pages imprimées, 150 voix féminines qui dévoilent ce qui, parfois, n’a encore jamais été dit à l’entourage. 

L’idée d’en faire un recueil, c’est une façon de délier la parole. De tisser un lien à l’autre. De normaliser l’avortement, sans le banaliser. Une façon de gommer la culpabilité qui s’invite souvent quand une grossesse non désirée survient. 

«Il y a cette perception, répandue, qu’on tombe enceinte si on a mal fait quelque chose, si on a fait une erreur, note la Montréalaise. C’est vu comme un échec. Mais aucune méthode contraceptive n’est efficace à 100 %! Quand on sait qu’une femme aura entre 400 et 450 cycles menstruels fertiles dans sa vie, ça fait beaucoup de fenêtres possibles où la contraception peut ne pas fonctionner, pour différentes raisons.»

Il faut aussi déconstruire cette idée que l’avortement peut être envisagé comme une méthode contraceptive par certaines femmes. Parce que ce n’est pas le cas. Jamais. 

«On a intégré la vision que l’avortement est un dernier recours. La sociologue Marie Mathieu s’est penchée sur le sujet. Elle a fait une thèse de doctorat en s’intéressant au vécu des femmes qui avaient traversé trois interruptions de grossesse ou plus. Toutes ne considéraient pas ça comme une méthode de contraception; au contraire, le sentiment de culpabilité était de plus en plus fort chaque fois», dit celle qui plaide pour l'humanisation des soins en matière d'avortement.

La discussion nous amène sur le terrain du vécu des unes, des autres. Les expériences sont variées, les façons de traverser l’interruption de grossesse aussi. Parfois, tout va bien. L’expérience est telle que le souhaitait la femme. Il y a de l’écoute, de la bienveillance autour. 

D’autres fois, il y a des écueils sur le chemin de l’interruption de grossesse. Des choses qui ne se passent pas comme espéré, des petites violences ordinaires qui engendrent une souffrance, mini ou plus grande, qui n’est pas toujours entendue. Ou reconnue.



Les témoignages qu'a recueillis Marie-Ève Blanchard mettent en lumière une solitude dans la multitude. 

Marie-Ève insiste, répète : c’est souvent involontaire, et ce n’est pas de la mauvaise volonté du personnel soignant ou de l’entourage. Mais des regards, des gestes, des mots et des refus peuvent bousculer l’expérience. La teinter négativement. 

«J’ai reçu tellement de témoignages là-dessus! C’est parfois un non-respect du silence, un refus d’accompagnement, des paroles qui sont reçues comme culpabilisantes ou jugeantes. C’est par exemple une femme qui se fait dire : on espère que c’est la dernière fois et qu’on ne te reverra pas. Se faire dire ça, c’est heurtant.»

L'interruption de grossesse peut être vécue de différentes façons, selon les choix de chacune. 

Mais voilà, l’avortement est au final quand même disponible. Une femme qui souhaite interrompre sa grossesse le peut. 

«Alors on se dit qu’après tout, on est privilégié d’être dans un pays où on a le choix. Et c’est vrai, on l’est, il faut le reconnaître. Après ça, il faut aussi être capable de regarder plus loin.» 

Pour que la solitude des femmes soit moins grande, peut-être.

«Ce qui est répandu, dans les écrits que j’ai reçus, c’est cette impression d’être un numéro, d’être un corps parmi d’autres corps dans une chaîne de ‘’déproduction’’. Une femme a eu cette phrase, très forte : c’est comme s’il y avait encore un prix à payer», illustre Marie-Ève. 

Son discours rejoint celui de la Dre Geneviève Bois, qui effectue des interruptions de grossesse depuis le début de sa pratique.

Dre Geneviève Bois

«Le problème, dit-elle, c’est qu’il n’y a pas de standards minimums en avortement. Le service est offert un peu à la va-comme-je-te-pousse. Et il s’inscrit dans un système encore patriarcal. Certains médecins vont par exemple exiger, en cas d’avortement médicamenteux, que la patiente prenne la première pilule devant eux, dans leur cabinet. Rien ne sous-tend cette exigence-là, qui est ultra-paternaliste», note la Dre Bois. 

Lorsque certains lui disent que les femmes n’ont qu’à nommer ce qui les indispose, elle répond : «mais voyons donc!»

«Je fais plusieurs choses, dans ma pratique, et il n’y a aucune sphère où les gens sont aussi reconnaissants que pour un avortement. Aucune. Parce que la personne devant toi veut tellement ne plus être enceinte, et rapidement, que ce n’est pas vrai qu’elle va avoir le sentiment qu’elle peut tout dire ou questionner certaines choses. Elle est dans une position de vulnérabilité, elle va préférer se taire et avoir le soin qu’elle souhaite. Et après coup, il n’y a pas de mécanisme pour sonder les gens. Il faudrait un peu d’introspection, pour qu’on puisse bâtir une culture qui remet la personne au centre des soins», exprime la Dre Bois.

Oser dire, c’est un premier pas, même s’il y a encore peu de réel espace pour parler ouvertement d’avortement. 

Des groupes de soutien Facebook existent, bien sûr. Peut-être une poignée de cercles de parole aussi, dont un au Centre de santé des femmes de Montréal, et un autre qui verra le jour cet automne à Sherbrooke sous l’impulsion de SOS Grossesse Estrie. 

Éventuellement, au cours des prochains mois, il y aura aussi un premier recueil québécois, signé Marie-Ève Blanchard. Avec 150 voix rassemblées. Pour raconter. Et être entendues.