Seize the day, saisissez l’instant. Parce qu’un jour, vous rejoindrez ces jeunes hommes devenus vieux, puis poussière retournée à la poussière, leur souffle-t-il aussi plus ou moins textuellement.
Sylvie L. Bergeron le confie d’entrée de jeu, les deux dernières années ont été difficiles, l’ont rendue encore plus lucide, plus consciente de ce qui l’entoure, du temps qui passe, du carré de sable qui rétrécit.
«J’ai l’impression qu’on m’a volé du temps, du temps précieux», lance l’enseignante au collégial, animatrice à la radio communautaire CFLX, engagée dans de nombreux organismes et conseils d’administration, présidente du Conseil de la culture de l’Estrie, vadrouilleuse par plaisir autant que par dévotion.
«Ç’a été l’heure des bilans», poursuit celle qui mène toujours de front mille projets et autant d’engagements, souvent au détriment de ses aspirations plus personnelles et artistiques. Elle souhaite éventuellement écrire, bien sûr, mais explorer aussi davantage d’autres formes d’expression.
«Je suis moins habile que d’autres dans le numérique, mais j’ai le goût d’explorer. Et j’aime le crayon, le crayon à colorier, le livre, la photo. C’est le temps de se poser, un jour, j’ai commencé à m’installer un peu…»
Mais malgré tout, on le sent tout au long de la conversation, elle repousse un peu, il y a encore hésitation.
Il y a le doute.
«Pas la peur, je n’ai pas peur, mais le doute, oui. Le flou artistique, le doute sur la capacité de répondre. C’est dur le processus qui te place dans le doute, sur la corde raide. Quand c’est fait, c’est fait. Mais pendant que t’es dedans, dans la création, c’est dur pour la tête, le cœur, l’humeur, tout. Faut apprivoiser ça.»
Petite parenthèse.
Il y a quelque chose de très sain dans le doute. De très paralysant aussi parfois. Il faut constamment jongler avec ça, savoir botter le derrière du doute, mais le laisser vivre un peu, en faire bon usage pour questionner et remettre en question, faire avancer la réflexion, éviter de se complaire ou de se cantonner.
Puis à un certain moment, faut le tasser, prendre action, foncer. Avancer. Profiter du moment. Puis le temps venu, laisser le doute reprendre sa juste place, ni plus ni moins.
Mais revenons à nos moutons. À notre bergère surtout. Depuis des lunes et des lunes, Sylvie L. vadrouille en ville et sur les ondes de la radio où elle sert ses Arts d’œuvre hebdomadaires afin de partager la culture. Pour la structurer, la positionner, la mettre de l’avant et soutenir ses artisans, elle préside aussi depuis une quinzaine d’années le Conseil régional.
On s’entend, c’est une mission sans fin, une mission qui ne débutera jamais assez tôt, Sylvie L. se réjouit que la culture soit intégrée à divers degrés dans l’enseignement préscolaire et primaire, qu’elle soit rattrapée de temps en temps au secondaire, au cégep aussi souvent, qu’il existe des gens sur nos routes qui feront passation de savoir, de passion, de culture.
Mais l’importance qu’on y accorde comme société, la place qu’on y fait au quotidien, à la culture comme à la création, n’est toujours pas suffisante. Explorer sa culture, déployer sa création, c’est oxygéner tous les pans d’une société.
«Une fois qu’on a démontré son importance, il faut être conséquent. Ça prend du financement et de la volonté, politique entre autres, mais de la réelle volonté. Des guides aussi. C’est comme ça que j’aborde l’enseignement. J’y vais par intuition, j’intègre des connaissances terrain, des incitatifs à la découverture, des conseils. Je le dépose. Après, tu prends, t’es peut-être pas là pour l’instant, mais tu y reviendras peut-être aussi à un certain moment dans ta vie. Un jour en classe, j’avais dit aux étudiants de passer par la maison Victor-Hugo si un jour ils allaient à Paris, en leur racontant les conflits entre Napoléon et Hugo. C’est resté là, et un jour j’ai reçu une carte postale d’un étudiant qui disait que c’était vraiment une bonne suggestion, qu’il avait adoré Ça vaut 100 piastres!»
Semer du désir et du structurant de culture au quotidien, c’est aussi s’armer de patience pour en récolter les fruits. Ça s’inscrit aussi dans les bilans qui se font. Sylvie L. Bergeron ne sait pas si elle est épuisée, car elle le confie d’emblée, elle a toujours eu cette sensation de corde raide.
«Tous les jours, depuis toujours. Je pense qu’on peut tous tomber, on ne sait pas quand, et ça crée une fébrilité, un risque, une source d’inspiration. La tension, le fil raide, ça nous tient en vie, tu ne sais jamais quand tu peux basculer, ça peut être une toute petite affaire, un gros stress, une fatigue extrême, un accident, n’importe quoi», avance-t-elle en précisant qu’elle se contente d’accueillir ce qui arrive sans élaborer de scénarios catastrophes, sauf peut-être lorsque vient le temps d’écrire.
«J’évite d’imaginer ce qui peut arriver, peut-être justement pour ne pas basculer», souffle-t-elle.
Elle évite aussi de rebrasser le passé, de repenser à ce qui aurait pu être si elle avait emprunté une autre route. «Je ne veux pas regretter, et là je veux juste retrouver cette partie de moi qui avait plein de projets. J’envie un peu les jeunes qui commencent et qui ont toutes les portes ouvertes en ce moment, plus en tous cas que ce que nous avions à leur âge.»
«Nous, on arrivait après les babyboomers, fallait suivre ce qui avait été tracé, précise-t-elle. On avait peu de marge de manœuvre. Là, les jeunes ont tout à repenser et reconstruire. Je les envie, peut-être que j’aurais foncé davantage si j’avais été jeune aujourd’hui, mais je ne veux pas avoir de regrets et il n’est pas trop tard encore pour beaucoup de projets.»