Chronique|

Naître

CHRONIQUE / Il y avait d’abord ce qui poussait pour advenir, comme une parole que je sentais vouloir venir au monde, se crier au début, brute, sans finition, comme un jet de mots qui suppliaient de prendre forme au dehors de moi.


J’en échappais plein sur des cahiers disparates.  

J’en étais pleine dès que je suspendais le quotidien. 

Je me souviens du premier voyage fait avec mon amoureux devenu mari plus tard. 

Nous étions tous les deux sur une plage à réapprivoiser l’art méditatif de l’immobilisation de la pensée. Alors qu’il me disait : « Je ne pense à rien, ça fait tellement du bien », je me trouvais, pour ma part, surchargée d’histoires, de signifiants divers qui se superposaient aux vagues, qui m’emplissaient d’une sorte d’énergie créatrice, d’un sentiment d’être vivante, profondément, comme axée vers une forme de moi pas-encore-arrivée. 

J’ai compris plus tard que l’état de création convoquait précisément ces éléments et qu’il ne s’agissait plus de lutter contre eux, mais de les contenir autrement, de les laisser me mener là où ce « quelque chose qui veut se dire » prenait forme, quelque part dans un entre-lieu qui n’est jamais totalement celui du quotidien, ni celui de la méditation complète. 

Écrire réclamait que je m’y consacre, que je réussisse à m’absenter du monde suffisamment longuement pour que la naissance se produise. 

Mais entre le geste et moi, il y avait, comme pour beaucoup d’artistes, des couches de toiles à déchirer, une sorte de parcours d’épreuves diverses à franchir pour arriver à ce moment où, enfin, jaillissent les mots et que le sublime se déballe. 

« Sublime » comme dans « sublimer », mécanisme de défense chouchou de Freud, celui qui consiste à transformer le plomb en or, à métaboliser l’angoisse, la pulsion, le désir instinctif premier en « objets de culture ». 

Procrastination, craintes narcissiques de déplaire, de choquer, de se révéler, de s’exposer, d’être critiquée, annulée, vue-pour-vrai, de se la jouer, de ne pas savoir écrire, de penser qu’on a quelque chose que, finalement, on n’a pas, peur de n’avoir rien à dire finalement, d’être seulement anxieuse ou déprimée, inadaptée, un peu folle, brisée dans mon incapacité d’habiter le monde dans lequel tant et tant de gens vivent sans se poser la moindre question, en renouvelant les 36 paiements égaux sur les kits tout faits de meubles tendances dans les grandes surfaces. 

Pour moi, écrire est devenu vital, quand j’ai compris que « de ne pas écrire », s’associait avec une humeur trop mélancolique pour ce que la vie de mère réclamait de moi. Écrire devenait urgent, pour rester du côté du monde où je pouvais m’approcher de la « mère suffisamment bonne » de Winnicott. Il fallait faire offrande à la mélancolique en moi d’une « chambre-à-soi » dans laquelle je pouvais me laisser être sombre et bleue, en colère, inactive, repliée du monde et pas lumineuse du tout. 

L’écriture est devenue ce lieu. 

Écrire est déjà une chose. Encore faut-il être lue, entendue et comprise.  

Le premier lieu qui a réverbéré vers moi une telle possibilité, c’est ici, à La Tribune. 

Dans une mise en abyme de la naissance de « moi en tant que personne qui écrit », il y avait, justement, ce texte sur la naissance, que j’avais écrit en colère, en soutien pour les sages femmes, qui étaient alors en négociation avec le gouvernement. 

C’était il y a presque dix ans et mon nom était écrit, sous un texte publié dans le journal

Je venais de naître à quelque chose et j’en étais complètement bouleversée. Être publiée, même quand c’est pour une simple lettre d’opinion, même quand ce n’est peut-être pas si lu que ça, ça veut aussi dire venir au monde. Et comme pour les nourrissons, la première fois, nous nous trouvons dans un état de vulnérabilité extrême, avec une peau rose et un grand besoin d’amour. 

Alors La Tribune, pour moi, c’est un peu la maman qui, la première fois m’a dit quelque chose comme « je te vois, je te reconnais, je t’entends, je te comprends ». 

Elle est devenue, à partir de ce moment, mon lieu de bascule vers vous les lecteurs, et m’a permis de peaufiner le geste, de le prendre au sérieux, de ne plus penser que « je n’ai rien à écrire ». 

J’ai écrit d’autres lettres d’opinion, je me suis fâchée dans La Tribune, j’ai milité aussi pour la sauver, puis je suis tombée gravement malade, et encore, elle était là, pour accueillir mes mots, du diagnostic à la guérison.  

Quelle chance elle m’a donnée, MA Tribune !

Elle m’a permis d’élaborer mes ruines au fur et à mesure et de recevoir de vous, les lecteurs, tant d’amour et de soutien. Je suis infiniment reconnaissante pour ceci. 

Et, comme on quitte parfois nos mères pour grandir, je quitte ma Tribune avec cette dernière chronique régulière aujourd’hui, avec dans le cœur, le sentiment d’avoir été ici reçue, nourrie, bercée, après avoir été mise au monde. 

J’ai un amour pour ce journal et ses lecteurs qui restera inconditionnel. 

Je termine en disant qu’un peu comme avec une mère, nous la tenons pour acquise souvent, notre Tribune. Or, elle a besoin que nous continuions à honorer tout le précieux qu’elle contient, toutes les naissances qu’elle supporte aussi et toute la reliance qu’elle permet entre notre région, ses acteurs, sa communauté. Elle nous informe, nous met en lien, elle « fait village » et est essentielle.  

Je suis convaincue qu’elle continuera à nous émerveiller, cette grande dame du paysage estrien, qui m’a fait l’honneur de me donner une place, pendant ces années. 

Merci et longue vie à toi Ma Tribune !