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En fait, c’est tout le contraire.

«Ce n’est pas un extrême souci, c’est une volonté de pas apparaître. Moi, je suis quelqu’un qui regarde, pas quelqu’un qui est fait pour être regardé. Il y a une volonté de ne pas apparaître. Même enfant, j’étais comme ça. C’est pour ça que je suis écrivaine. Je ne pense pas être vue », explique Sarah Rocheville, sans chercher et sans avoir à justifier quoi que ce soit.

Vous l’aurez compris, Sarah est autrice. Elle est aussi cofondatrice des Cahiers littéraires Contre-jour, professeure en littérature et chercheuse à l’Université de Sherbrooke.

Avec son équipe, Sarah Rocheville s’intéresse à la vie humaine par le biais de la littérature et des sciences humaines. Jour après jour, elles se plongent dans des textes de tous les horizons, cherchent ce que nous sommes.

Ce que nous sommes, c’est une question tellement dense.

«Toute ma recherche est là: qu’est-ce qu’une vie humaine désormais? Comment ça fonctionne dans la littérature des 10 dernières années? Comment ça se mesure après et pendant que je le vis? Ce qui m’intéresse, c’est le texte, la voix, pas du tout les personnages des auteurs dans la sphère sociale.»

Et Sarah, si elle profite de tous les avantages du campus universitaire pour mener ses recherches, ne trace aucune ligne entre ce qu’elle est et ce qu’elle fait.

«Quand tu es écrivain, le big boss, c’est la réalité, le monde de la vie. Tu t’intéresses à tout. C’est déhiérarchisé du dentier aux grandes questions. Tu t’intéresses aux recettes, aux détails du quotidien.»

«Les écrivains ont plusieurs façons de chercher, reprend-elle. Tu es au carrefour de tout. Moi, je fais de la recherche-création, sans distinction. Ne pas me regarder, ça m’aide. Je regarde ce dont je parle: le texte, mes enfants, la musique. «

Et comme il observe tout, personne ne veut de l’écrivain dans sa famille, fait valoir Sarah Rocheville, pour qui la famille est pourtant centrale.

La naissance de ses enfants, dans la trentaine, l’a ramenée à la joie profonde, à la félicité. «Tout ça m’avait déserté, et tout est revenu.»

Pianiste dès son jeune âge, Sarah s’est intensément consacrée à son instrument pendant des années, l’enseigne encore aujourd’hui.

«C’est demandant, abyssal, le piano, une exigence sans fin. Je n’allais presque pas à l’école au secondaire, j’étais dans l’exigence. Quand tu es dans l’interprétation de Shostakovich, tu t’oublies, tu n’es que le lien entre la partition et l’instrument, tu meurs pour devenir l’interprétation», confie-t-elle en faisant le pont entre la musique et la littérature.

«Quand ta vocation c’est d’être témoin, ça te rend très vulnérable parce que si le monde va mal, tu vas mal, si tu perçois de la joie, tu vis de la joie. Moi, j’étais toujours en train de recommencer tout, donc je naissais et je mourrais tout le temps. C’est exténuant.»

Quand elle était enfant, encore, ç’a marqué sa vie comme elle l’explique dans la lettre ci-jointe, sa mère lui demandait toujours si elle avait fait son possible. Des années plus tard, sa mère est décédée, mais la question résonne encore.

«J’ai l’impression que je commence à mon âge à me dire oui, j’ai peut-être fait mon possible. Quand tu penses que tu dois faire ton possible, que tu peux faire mieux, tu es toujours dans l’urgence.»

Tu évites donc le small talk, les situations qui pèsent sans être signifiantes.

«Je suis tout de suite dans l’urgence de comprendre, d’aller toucher quelque chose d’important. Si vieillir amène quelque chose, c’est peut-être d’aller plus vite là, dans les lieux apaisants, avec bienveillance. La bienveillance, c’est le but de ma vie, de toutes mes activités. Dans la bienveillance, il n’y a pas d’ignorance. Sachant ce que je sais, je t’aime. Et plus j’en sais, plus je suis bienveillante.»

Et peu importe la vie, le quotidien, la maladie, la guerre, avec bienveillance, il faut regarder.

«Comme témoin, j’ai un devoir de regarder le monde en face, je ne peux pas fermer les yeux. Ça ne se résume pas à suivre les actualités, c’est aussi lire Virginia Wolf. Je me sens une responsabilité d’ouvrir les yeux, d’essayer de comprendre les choses. J’accompagne, c’est une sorte de vigilance.»

Est-ce que les réponses se trouvent dans la littérature, qui n’est rien, mais qui touche à toutes choses?

Pas davantage là qu’ailleurs, prévient Sarah Rocheville.

«La littérature ne répond pas aux questions. Elle reformule et nous accompagne dans le vertige, mais ne répond pas. Elle t’aide à reformuler la question, à te déplacer. Si ça répondait, ce serait dangereux. Toute personne qui a les réponses est dangereuse», croit fermement Sarah Rocheville.

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Sonia- La vie est-elle ordinaire ou extraordinaire?

Sarah- Il m’a toujours semblé que « la vie » était autre chose que « ma vie ». La vie est au-dehors, superbe, indépendante, violente tout à la fois. Elle appelle, elle se laisse découvrir, observer. Tout en elle est extérieur à moi. Elle échappe à mon petit moi.

On entend parfois l’expression « c’est la vie » comme s’il s’agissait d’une force devant laquelle nous n’avons aucune prise. Or, à force d’être attentive à « la vie », « ma vie » apparaît soudain, se précise, s’anime.

Ce qui est extraordinaire, c’est lorsque « ma vie » trouve sa place dans « la vie ». La vie m’accueille, me reconnaît, me réconforte. Je suis reliée au monde. J’ai ma place.

Sonia- Qu’est-ce qu’on oublie d’enseigner aux enfants et aux adolescents?

Sarah- Que c’est beau, la lenteur.

Sonia- Réussir sa vie, c’est quoi?

Sarah- Sentir vraiment le lien entre sa vie et la vie, comprendre que l’on fait partie du casse-tête.

Sonia- Y a-t-il de la bonté dans chaque être humain?

Sarah- Parler de bonté, c’est situer sur le plan moral un comportement qui prend autrui en compte. On peut rapprocher la bonté de la bienveillance et de la solidarité. Or, si tout cela est certainement présent chez les êtres humains, il faut admettre que ces facultés se développent, s’apprennent, se transmettent, se cultivent.

Je pense que les gens vraiment bons et bienveillants se sont beaucoup exercés dans leur vie, qu’ils ont travaillé leur bonté. Ils ont accepté de donner à cette part vertigineuse d’eux-mêmes une grande importance.

Sonia- Est-ce qu’on se questionne trop ou pas assez sur le sens de la vie?

Sarah- Il me paraît très sain d’interroger son existence régulièrement. Qui d’entre nous peut traverser l’existence les yeux fermés sans s’arrêter pour réfléchir, reconsidérer un choix ou rouvrir un dossier intérieur en fonction de ce qu’il vient d’apprendre et de ressentir? Lire un recueil, observer une sculpture, s’absorber dans un film ou rencontrer un ami relance toujours, même à notre insu, la réflexion sur le sens de notre vie.

Sonia- La vie, c’est un destin ou du hasard?

Sarah- Il n’y a pas de destin. Et le hasard m’est toujours apparu comme une nécessité aux motivations inapparentes.

Sonia- Aimerais-tu tout reprendre à zéro?

Sarah- Étrangement, j’ai souvent l’impression de « tout reprendre à zéro ». Ce sentiment m’est familier. Vivre comme cela demande beaucoup d’énergie puisque rien ne se vit comme étant acquis. Un jour, je me suis dit que c’était ça le courage : recommencer sans lâcheté. Recommencer sa journée à 15h00 comme si elle était neuve (ne pas se dire qu’il est trop tard), s’asseoir pour écrire quelque chose, initier avec douceur un dialogue avec ma fille, écouter pour vrai : accepter que la vie n’est pas un fil continu, mais la création perpétuelle de moments inédits jusqu’alors.

Sonia- As-tu peur de manquer de temps?

Sarah- La peur que j’ai au ventre, c’est de manquer de vie : ne pas vivre assez longtemps pour accompagner mes filles, être le témoin émerveillé de leur aventures. Ma mère est morte très jeune. Il me manque de sa vie dans la mienne.

Mais avant d’avoir des enfants, c’était tout le contraire! J’avais peur d’avoir trop de temps, j’avais beaucoup de mal à appréhender l’étendue vague que constituait ma vie à venir. Jeune, le temps qui me restait à vivre me paraissait insensé, exorbitant, une pure folie!

Sonia- Est-ce que ta vie te ressemble?

Sarah- Très honnêtement, je ne sais pas. Il m’est extrêmement difficile de me voir, de me saisir. Par exemple, il y a peu de miroirs chez moi. Il y a celui de la salle de bains au-dessus du lavabo, un autre au fond de la garde-robe de ma fille. Je ne sais pas à quoi je ressemble. Je ne reconnais pas ma voix au téléphone, je peine à m’identifier sur une photo, je me demande souvent si ce vêtement est à moi, si ma caméra Zoom est ouverte ou pas.

Je ne sais pas non plus à quoi ressemble ma vie, la saisir avec un recul m’est inaccessible.

Je sais par contre que mon souhait le plus cher serait que ma vie et moi, nous ressemblions à ce que j’éprouve une nuit chaude en été, à ce que je lis tôt le matin, au bruissement d’ailes d’un oiseau quittant tout à coup cette branche pour se poser sur une autre plus loin.

Je voudrais que ma vie ressemble à ce dont je suis témoin, c’est-à-dire la vie même, changeante, sensible, sonore, toujours en mouvement.

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