Revenir d'Ukraine, mais pas tout à fait

Une femme enceinte blessée est transportée par des secouristes après le bombardement d'une maternité à Marioupol.

CHRONIQUE / Comme 3,4 millions de personnes depuis un mois, j’ai quitté l’Ukraine samedi. Le voyage a été long, un peu pénible, mais je ne pouvais pas me plaindre : je m’en allais retrouver ma maison plutôt que de la fuir. Au cours de ces semaines en Ukraine, j’ai eu beau essayer de me mettre à la place de celles et ceux que je voyais tout laisser derrière, je ne crois pas avoir pu ressentir le centième de leur vertige.


La pandémie de COVID-19 nous avait déjà rappelé que le sol sous notre avenir est une matière friable à laquelle on ne peut jamais complètement se fier. Nous pouvions toutefois légèrement nous consoler en nous disant que personne, selon toute vraisemblance, n’avait délibérément provoqué ce chambardement planétaire. Un autre concours de circonstances aurait pu nous l’éviter, mais la malchance et un manque de préparation nous avaient concocté cette catastrophe.

La guerre en Ukraine est d’un autre ordre. Elle n’a rien d’une fatalité. Elle était entièrement évitable. Pour l’Ukraine, mais tout autant pour la Russie. 

Certaines guerres naissent d’un désir partagé par deux armées de briser un statu quo pour enfin pouvoir montrer à l’autre qui est la plus forte. Ce n’est pas le cas ici. 

L’Ukraine s’est toujours sue militairement plus faible. Une attaque directe contre la Russie aurait relevé du suicide national, alors même que le pays cherchait à s’émanciper de son héritage soviétique et à se distancier de son dangereux voisin. 

L’Ukraine ne faisait ainsi planer aucune menace existentielle au-dessus de la tête de la Russie et ce, même depuis qu’elle s’était rapprochée de l’OTAN, qui n’a jamais eu l’intention de l’intégrer officiellement dans ses rangs.

Le déclenchement de cette guerre a ainsi été l’œuvre d’un seul homme, qui y a vu un projet de société visant à redonner à son pays sa grandeur. Par contre, il n’aurait pas été possible sans la complicité de tous celles et ceux qui l’ont suivi dans cette folie, en toute conscience ou zombifiés par sa propagande.

Marioupol

Une femme blessée est aidée par un photographe de presse et un secouriste à Marioupol.

Fermez vos yeux. Imaginez-vous dans le sous-sol du théâtre d’art dramatique de Marioupol, coincé sous les décombres des bombes russes depuis des jours. Dans le froid et la faim, vous attendez des secours qui ne savent pas comment ils arriveront à vous sortir de là, ni même si cela sera possible. 

Le souvenir de l’obus tombé près de votre maison la semaine précédente en a presque l’air ridicule. Et encore plus l’idée qu’aujourd’hui, vous aviez un rendez-vous prévu depuis un mois chez le dentiste.

Même quand vous aviez encore une maison il y a quelques jours, vous étiez déjà presque entièrement coupé du reste du pays. Sans connexion internet ni cellulaire, les seules nouvelles que vous pouviez capter étaient celles de la radio russe. La présentatrice du bulletin vous y assurait qu’il n’y avait pas de guerre chez vous, seulement une «opération militaire spéciale» pour sauver votre ville du joug des néonazis ukrainiens. 

Non seulement était-on en train de vous dérober votre vie, de faire disparaître vos proches, morts ou injoignables, mais on tentait aussi de vous faire croire que votre réalité n’était pas celle que vous viviez; bref, que vous fabuliez; que ceux qui vous attaquaient étaient en fait vos libérateurs, et ceux qui cherchaient à vous en sortir étaient vos bourreaux. 

Je ne pense pas que nous puissions arriver à imaginer la puissance du désarroi et de la colère que doivent en ce moment ressentir les citoyens et les citoyennes assiégés de Marioupol et des autres villes d’Ukraine martyrisées par l’armée russe.

Comment accepter de passer au travers d’autant de souffrances quand on sait qu’elles pourraient parfaitement nous être évitées? Comment faire le deuil de l’absurde et de l’injustice, en plus de celui d’être aimés?

La guerre?

Même après trois semaines à la côtoyer, je n’arrive pas moi-même à me faire à l’idée que cette guerre existe, qu’elle se poursuit et qu’elle se poursuivra fort probablement encore un certain temps.

Comme une majorité des Ukrainiennes et des Ukrainiens que j’ai rencontrés dans les dernières semaines, je n’ai pas voulu croire jusqu’au dernier moment que Vladimir Poutine jugerait stratégiquement opportun de déclencher ce conflit. 

Si je ne pense pas pouvoir me mettre entièrement à la place des réfugiés ukrainiens qui fuient actuellement le pays, même si j’ai fait un long bout de chemin avec eux, il m’est encore plus difficile de m’imaginer dans la tête de quelqu’un qui estime dans son bon droit d’envoyer ses soldats à la mort et de bombarder des civils. 

Cela fait certainement de moi un piètre analyste pour prédire les prochaines actions de Vladimir Poutine. J’ose toutefois y voir un signe que jamais je ne pourrais faire miennes une telle violence et une telle cruauté.

Il est probable que je retourne en Ukraine dans quelques semaines ou quelques mois. D’ici là, je n’en serai jamais tout à fait parti. 

Car comment peut-on revenir entièrement de ce qui n’aurait jamais dû être?