Quand il raconte ce moment-là, le Québécois a un vibrato dans la voix.
«Il y avait beaucoup de monde à Siret. Des personnes âgées, des femmes, des enfants. J’étais là depuis un moment, alors je suis retourné attendre dans l’auto. Quand ils m’ont texté pour me dire qu’ils s’en venaient, j’ai couru jusqu’au check point.»
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Il est arrivé juste à temps pour voir Valentina et Volodymyr Razin s’avancer à la marche. Une valise à la main. En sécurité. Enfin.
Leurs regards se sont tout de suite trouvés, avant qu’ils ne se tombent dans les bras.
Des larmes, tout le monde en a versé. Et tout le monde en laisse encore couler aujourd’hui, 24 heures après ce moment d’exception. Même Volodymyr, qui ne pleure pourtant jamais, d’habitude, il nous l’assure cinq fois plutôt qu’une.
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«Parce que je ne suis pas si émotif, d’ordinaire», dit le fier Ukrainien de 78 ans, avec un sourire entendu.
Sauf que justement, il n’y a rien d’ordinaire dans ce qu’ils traversent depuis trois semaines, sa conjointe Valentina et lui. La guerre a cisaillé leur pays et fait trembler leur vie.
Les prochains mois seront inhabituels, eux aussi. Le couple de Kyiv ira s’installer chez Sean, à Saint-Gabriel-de-Valcartier. Avec leur petit-neveu, Yaroslav, et leur petite-nièce, Anastasia, qui ont fui avec eux.
Il n’y a pas eu de conseil de famille chez les Bérubé. Pas besoin. L’accueil et la porte grande ouverte, c’était une évidence.
«Ma conjointe, mes deux garçons et moi on était à la même page: c’était la chose à faire. Ma maison est assez grande pour qu’on ne se marche pas sur les pieds.»
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À huit autour de la table, les soupers seront animés.
«Comme ma conjointe est Colombienne, et que Valentina aime cuisiner, on alternera sans doute entre des mets colombiens, d’autres ukrainiens et des plats québécois», image Sean, qui souhaite rendre son chez-lui le plus accueillant possible pour sa «famille ukrainienne».
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«J’ai un grand terrain, avec des érables. Je n’ai jamais entaillé les arbres, mais cette année, je pense me lancer, pour faire plaisir à Yaroslav, qui deviendra d'une certaine façon le petit frère de la famille.»
Celui-ci a hâte de goûter au sirop ambré. Il espère aussi qu’il aura la chance de voir des ours.
Tout ça, c’est pour bientôt. Le temps d’avoir complété les démarches biométriques et la famille ira déposer ses valises chez Sean.
Ce sera en quelque sorte un retour du balancier.
Parce que Sean a déjà partagé son quotidien avec le couple ukrainien, il y a près de trois décennies, alors qu’il jouait au hockey pour l’équipe là-bas.
Pendant trois ans, aux belles heures de son adolescence, il a vécu chez les Razin. C’est à cette époque que, dans le cœur de chacun, s’est tissé un lien si fort que tous le qualifient de familial.
L’attachement ne s’est jamais effrité.
«C’était notre fiston», remarquent en souriant Volodymyr et Valentina.
Il l’est resté. Mais maintenant, c’est à son tour de prendre soin.
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C’est en tout cas ce que s’est dit le Québécois lorsque, il y a un an, Volodymyr et Valentina ont perdu leur fils unique. Il s’est promis de veiller sur eux.
Quand les bombes ont commencé à pleuvoir sur Kyiv, ils parlaient au téléphone ensemble.
«J’entendais les détonations dans le combiné», se souvient Sean.
À partir de ce moment-là, les appels hebdomadaires sont devenus quotidiens.
«Je me levais le matin et la première chose que je faisais, c’était les texter pour m’assurer qu’ils allaient bien.»
Après avoir trouvé refuge avec d’autres familles dans un sous-sol, pendant quelques jours, le couple de septuagénaires a décidé de retourner dans son appartement.
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«Valentina m’a dit : s’il y a un missile, ce sera tant pis. J’ai senti qu’ils abandonnaient un peu la partie. Je leur ai alors demandé de tenir le coup, pour moi», relate Sean.
Et lui, il a décidé qu’il irait les chercher le jour où ils se décideraient enfin à sortir du pays. Ce jour-là est arrivé il y a une semaine. Et c’est ce qui fait que jeudi soir dernier, on s’est tous retrouvé à causer dans le petit salon d’un appartement loué à Bucarest. Une journée après leurs retrouvailles à Siret.
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«J’ai appris mon russe dans une chambre de hockey, j’échappe peut-être quelques mots», nous avise Sean, qui s’exprime pourtant avec aisance dans la langue slave. Celle des racines et de l’enfance de Volodymyr.
«Je suis né en Russie, en 1944, mentionne celui-ci. Un an avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale. J’aurai donc connu deux conflits…»
Il m’explique que sa famille est russophone. Qu’il a des frères et sœurs en Russie. Il ne leur a pas parlé depuis une semaine.
«Dans nos conversations téléphoniques, on n’évoquait pas la guerre. On ne pouvait tout simplement pas. Eux, sans doute, ils avaient peur. Parce que les mots sensibles peuvent être dangereux à prononcer. Et ils ne savaient pas s’ils étaient sous écoute», résume Valentina.
Celle-ci est convaincue que les Ukrainiens tiendront bon. Et qu’ils auront éventuellement le dessus .
«Je ne sais pas où le président Zelensky prend tout son courage et son énergie, mais son exemple galvanise nos troupes, insiste-t-elle. Le moral des gens est très, très fort. Même si des soldats tombent au combat, d’autres vont reprendre le flambeau. À long terme, oui, on gagnera cette guerre. Les beaux jours reviendront.»
Mais rien ne sera plus comme avant entre Russes et Ukrainiens. Au moins pour une ou deux générations. Parce que la blessure est trop profonde et l’invasion, trop violente.
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«Des relations entre les deux peuples, c’est simple : il n’y en aura pas. À cause des crimes de guerre… Trop d’atrocités ont été commises», s’emballe Anastasia.
Pas besoin de chercher bien loin pour trouver des exemples. La vidéo du char d’assaut russe qui écrase une voiture conduite par des civils et qui a beaucoup circulé, au début de la guerre, c’était à quatre rues de chez elle.
La jeune fille ne voulait pas quitter sa ville, sa vie, ses parents, restés à Kyiv pour participer à l’effort de guerre. Abandonner les siens, laisser son chat et son chien derrière, c’était impensable pour l’étudiante en relations internationales.
«Sa mère lui a dit qu’il fallait qu’elle accompagne son petit frère. Qu’elle le prenne sous son aile. Je suis impressionné de voir à quel point elle a vieilli d’un seul coup. Elle agit envers lui comme le ferait une maman», remarque Sean.
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Collé contre sa grande sœur, le jeune Yaroslav ne manque pas un mot de la conversation. Mais ce sujet-là l’interpelle plus que les autres.
«Avant la guerre, on m’avait toujours dit que ce pays voisin était très beau. Je ne le crois plus. Parce que là, c’est comme si les Russes nous avaient tiré dans le dos.»
Ça, ça n’a rien de beau.
Ça génère colère, tristesse, frustration, incompréhension. On fait ce qu’on peut pour canaliser des vagues d’émotions comme celles-là. Du haut de ses 11 ans, Yaroslav a bricolé un avion coloré à l’aide de son pistolet à peinture 3D. Le précieux engin miniature vert ne quitte pas sa main.
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«C’est un MiG-29 de la Pologne, m’explique-t-il. Comme ceux qui viendront nous aider.»
Il y a dans sa phrase tout l’espoir du monde. Et il y a quelques larmes qui pointent dans les yeux de tous. Encore.
Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.