«Il y a quelque chose d’illogique, de paradoxal dans la façon dont l’OTAN et l’Union européenne agissent. Le fait d’aider l’Ukraine du côté miliaire, et d’avoir dit à Vladimir Poutine qu’on n’interviendrait pas, tout ce qu’on fait, c’est de lui donner carte blanche pour intensifier ses bombardements et faire tout ce qu’il veut sur le terrain», expose d’emblée en entrevue le professeur, citant le bombardement, mercredi, d’une maternité à Marioupol par les forces russes, qui n’hésitent pas non plus à s’attaquer aux corridors humanitaires, souligne-t-il.
«Ce que je me dis, c’est que si on n’aide pas les Ukrainiens, ils vont tomber plus rapidement sous le joug de la Russie. Et si on les aide [en les armant], ça va durer plus longtemps et il va y avoir plus de destruction et plus de coûts humanitaires», analyse Rémi Landry, selon qui il faut «mesurer les conséquences d’une non intervention».
Poutine, dit M. Landry, a complètement fait fi de toutes les conventions internationales relatives au déclenchement et à la conduite d’une guerre.
«Ce qu’il fait n’est pas légitime à l’intérieur du système international actuellement. Selon la Charte des Nations Unies, la souveraineté d’un pays doit être respectée, donc le fait de violer la souveraineté d’un autre pays et de déclencher une guerre, ça va à l’encontre même de cette charte», rappelle le lieutenant-colonel des Forces canadiennes à la retraite, qui voit dans la situation actuelle, «où tout le monde a peur de Poutine», un risque d’affaiblissement des Nations Unies.
«Moi, ça, ça me choque énormément. On a un pays fondateur des Nations Unies [la Russie], qui en est un membre permanent, et qui décide régulièrement d’utiliser son droit de veto pour plus ou moins couvrir une action illégale de sa part. Il devrait y avoir une retenue de la part des membres permanents lorsqu’une situation les implique directement. Comment voulez-vous être objectif et préserver la paix comme le prévoit la Charte des Nations Unies lorsque c’est vous qui êtes en faute?» demande Rémi Landry.
«C’est vrai qu’il y a plein de guerres partout, mais pratiquement la totalité de ces guerres-là sont des guerres internes. Et la Chine et la Russie, en ce qui concerne la Syrie, se sont souvent servis de leur droit de veto pour dire : vous ne pouvez pas intervenir, c’est un conflit interne, il faut respecter la souveraineté du pays. Et là, on voit que la Russie décide unilatéralement de faire fi de cette règle-là et de la façon dont on conduit une guerre», dénonce le professeur associé à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke.
Mesurer les conséquences de l’invasion russe en Ukraine
Pour Rémi Landry, tout ça risque d’avoir un impact considérable sur l’ensemble des conventions internationales qu’on a signées depuis 70 ans. Le système international, rappelle-t-il, est non seulement basé sur le droit international, mais aussi et surtout sur le principe de «réciprocité», c’est-à-dire que «tout le monde s’attend, lorsque je signe une entente, que je vais la respecter». «Si on ne peut plus se fier aux conventions qu’on a, comment on gère la sécurité et l’ordre au sein de la communauté internationale?»
Selon le militaire à la retraite, la communauté internationale doit mesurer les conséquences de ce que Poutine est en train de faire au nom de sa nostalgie de l’URSS. «Qu’est-ce qui va se passer avec la Moldavie, dont les Russes se rapprochent énormément?» s’inquiète-t-il, citant aussi l’enclave russe de Kaliningrad, isolée entre la Pologne et la Lituanie.
Poutine a peur du phénomène de la mondialisation et de la démocratie, il voit que ça rapproche les gens, qu’avec des règles démocratiques, le focus est mis sur les individus et non pas sur les desseins du chef autoritaire.
Rémi Landry ne comprend pas du reste que l’Occident, qui s’investit depuis 2014 en Ukraine, qui lui laisse entendre qu’elle va faire partie de l’OTAN, puisse, «après lui avoir donné tous les espoirs», tout simplement se retirer.
«C’est comme si vous voyiez que la maison du voisin est en feu, mais vous ne voulez pas intervenir parce qu’il n’a pas la même garantie d’assurances que vous. Donc, tout ce que vous faites, c’est de lui apporter des boyaux d’arrosage et de lui dire de s’arranger tout seul.»
Déjà en guerre
À ceux qui plaident que l’Occident ne peut intervenir en Ukraine parce que cela risquerait de déclencher une troisième guerre mondiale, Rémi Landry répond qu’on vit actuellement «un genre de retour à la guerre froide, où les grandes puissances n’intervenaient pas directement dans un conflit mais armaient les combattants à l’intérieur de ce conflit-là».
«Une guerre par procuration, c’est exactement ce qu’on fait. Moralement, financièrement, on est en guerre», dit-il.
Et cette guerre a des coûts énormes, non seulement sur l’Occident, mais sur le monde entier, que ce soit en termes de prix de l’essence ou d’accueil de millions de réfugiés, «alors qu’on sait que l’Union européenne a déjà de la difficulté à gérer toute la crise des migrants qui viennent de l’Afrique et du Moyen-Orient».
Le professeur souligne que ce n’est pas Poutine qui va payer pour ces réfugiés, comme ce n’est pas lui qui va payer pour la reconstruction de l’Ukraine. «Ça va être l’Occident et les Nations Unies qui vont faire des levées de fonds pour reconstruire, comme à chaque fois.»
Mais au-delà de toutes ces considérations, «moi, ça me crève le coeur de voir toutes les atrocités auxquelles on assiste tous les jours, il n’y en a pas de ligne rouge», laisse tomber Rémi Landry, qui se demande «elle est où, notre morale».
«Quand est-ce qu’on va décider de mettre notre pied à terre? Quand est-ce qu’on va faire comprendre à Poutine qu’il y a des conséquences à ce qu’il fait? Là, ce qu’on lui dit, c’est qu’on a peur de lui, qu’on a peur d’avoir un conflit. […] Parce que le criminel est gros, puissant, on plie l’échine. Alors que du côté militaire, je peux vous dire que l’OTAN actuellement, avec les États-Unis, mangent la Russie. La Russie a un budget d’environ 60 milliards $ par année, les États-Unis en ont un de près de 700 milliards $, [auxquels s’ajoutent] les budgets de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne», expose Rémi Landry.
La menace du nucléaire
La menace de l’arme nucléaire? Quoi qu’on en pense, Poutine n’est pas «irrationnel», selon le lieutenant-colonel des Forces canadiennes à la retraite. «C’est un tyran, un des pires tyrans de notre époque, mais il n’est pas irrationnel», croit Rémi Landry, qui souligne par ailleurs qu’on a vécu pendant 50 ans «sous un parapluie de dissuasion militaire» et qu’on vit toujours sous ce même parapluie.
«Les gens doivent réaliser qu’à partir du moment où Poutine décide de peser sur le bouton, ça va être l’anéantissement de tout le monde, autant de l’attaquant que du défenseur. Il y a tellement d’armes nucléaires dont on ne sait même pas où elles sont situées, qui se déplacent régulièrement sur des navires, dans des sous marins déployés on ne sait pas où dans toutes les mers du monde […]. Poutine, en pesant sur le bouton, ne va pas seulement détruire l’Occident, il va s’autodétruire. Donc quand les gens disent : c’est dangereux, je rappelle que le danger, il a toujours été là, on cohabite avec. Il n’y en a pas de différence avec hier», fait valoir Rémi Landry.
À son avis, donc, lorsque Poutine brandit la menace nucléaire, c’est ni plus ni moins «pour faire peur au monde». En termes de menace nucléaire, le danger vient selon lui davantage de pays comme l’Iran (par rapport à Israël) ou la Corée du Nord, «où on fait face à quelqu’un qui, de prime abord, est prêt à s’autodétruire pour ne pas perdre la dynastie établie par son grand-père».
Parler le même langage que Poutine
Questionné sur ce qu’il pense être les véritables raisons de l’hésitation de l’OTAN à intervenir en Ukraine, Rémi Landry rappelle qu’avant d’entrer en guerre, l’organisation doit obtenir l’aval de tous ses pays membres. Pas tentant quand on est la Pologne, la Hongrie ou un pays balte qui partage une frontière commune avec l’Ukraine, la Russie ou la Biélorussie. «Ils se disent que ce n’est pas les États-Unis qui vont voir les chars d’assaut rentrer chez eux. Elle est là selon moi l’inquiétude», avance le professeur.
Mais pour l’ancien militaire, une intervention occidentale en Ukraine est pour ainsi dire inévitable, et présentement, on ne fait que la retarder, tout en permettant à un tyran de faire ce qu’il veut.
«Selon moi, il faut utiliser le même type d’arguments que Poutine utilise : il faut donner des ultimatums non négociables», estime Rémi Landry, qui croit que l’Occident devrait, pour forcer un retour à des négociations équitables entre les parties, menacer la Russie de l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne si elle n’accepte pas un cessez-le-feu total sur l’ensemble de l’Ukraine. «Il faut qu’on soit capable un moment donné de dire : assez, c’est assez.»
Rémi Landry se souvient de la guerre de Bosnie, où les casques bleus ne pouvaient pas protéger la population civile «parce qu’ils étaient là juste pour protéger les convois humanitaires». Il se souvient aussi que les États-Unis et ses alliés de l’OTAN avaient établi une zone d’exclusion aérienne sur la Bosnie. «On est intervenu au Kosovo sans l’approbation des Nations Unies, parce qu’on disait que c’était épouvantable ce que les Serbes faisaient comme bombardements sur les Kosovars d’origine albanaise, et là, on va me dire que l’Ukraine, bof, ils font pas partie de l’OTAN?»
Le lieutenant-colonel des Forces canadiennes à la retraite insiste : «On est en train de bafouer les Nations Unies.»
«Et si l’Inde, grande puissance nucléaire, décidait demain que dorénavant, le Sri Lanka lui appartient?» illustre M. Landry, tout en réitérant qu’on ne peut pas laisser un pays aller unilatéralement à l’encontre de toutes les conventions.
«Ces conventions-là sont là pour qui au juste? Pour les petits pays? On va s’offusquer pour les petits pays mais pas pour les grandes puissances? Je repense à la réaction qu’on a eue quand Saddam Hussein a décidé d’envahir le Koweït, il n’avait pas respecté la souveraineté du Koweït et on allait le lui faire payer», rappelle Rémi Landry, ajoutant que l’Irak continue de payer pour les dommages causés au Koweït.
Le professeur ne veut pas qu’on se donne «bonne conscience» devant les crimes commis en Ukraine par le régime russe en s’en remettant éventuellement à la Cour pénale internationale «quand ça va être terminé, si on est capable de les capturer». «C’est la même chose qu’on a faite au Rwanda, on n’a rien fait, mais on a établi un tribunal pénal international. Et qui paie pour ces tribunaux-là, qui coûtent des milliards de dollars?»