Chronique|

À l’enfant que je n’ai jamais eu

Si un jour tu venais à migrer de mon âme à mon ventre, sache que c’est parce que j’aurai entrevu une lueur d’espoir pour ton avenir.

CHRONIQUE / Salut petit-e, je ne sais pas pourquoi, mais c’est à toi que j’ai eu envie d’écrire aujourd’hui. Le hic, c’est que tu n’as jamais vu le jour, alors je ne connais pas ton nom. Je ne connais ni tes qualités ni tes défauts.


Mais je sais que si tu existais un jour, je t’aimerais à la folie.

La seule trace de ton existence réside dans mon imagination. Et si tu savais à quel point je t’ai imaginé depuis nombre d’années.

Je t’ai songé garçon, je t’ai songée fille, et tout ce qu’il y a entre les deux; je me suis même imaginé ma réaction si un jour tu m’apprenais que tu étais né-e dans le mauvais corps.

Je t’ai visualisé bébé naissant, poupon curieux, enfant enjoué et adulte bienveillant. Je t’ai vu astronaute, avocat, médecin, mais tu aurais pu faire ce que tu veux de ta vie, si je te l’avais donnée.

Car voilà, je n’ai jamais tranché clairement à savoir si je voulais ou si j’étais prête à devenir maman. Ta maman, plus précisément.

Je te dois tout de même une confidence: ces temps-ci, en toute sincérité, je ne regrette pas de ne t’avoir jamais mis au monde.

Parce que ce monde, ces jours-ci, est tout sauf joli. Il souffre de plus d’une façon.

Je serais malheureuse de te voir naître et grandir aujourd’hui, sur une planète à l’agonie.

Malgré les avertissements de la communauté scientifique depuis maintenant des décennies, encore trop peu d’efforts sont faits pour renverser la vapeur.

Avons-nous détruit notre monde de manière irréparable ? Plus on attend, plus ardu s’avérera le défi.

Et pourtant, la somme de nos efforts individuels ne parvient pas encore à contrecarrer les effets de la pollution de grandes corporations ni les dommages passés.

Je nous en veux, à ma génération et à toutes les précédentes, pour l’état dans lequel on laisse notre habitat aux prochaines.

Bien que les jeunes soient conscients des efforts à faire pour lui redonner un peu de sa santé, je crains parfois pour l’avenir, alors que la diversité des espèces et la beauté des paysages qui font de notre monde un joyau ne font que flétrir.

Le réchauffement climatique n’est que le symptôme de la nature qui se déchaîne et qui veut reprendre ses droits. Avec raison, elle nous rappelle qu’elle sera toujours plus forte que nous, qu’elle aura toujours le dessus et qu’il est vain de tenter de la dominer.

Il faudrait peut-être commencer à cesser de s’acharner et tenter de s’adapter à ce qui s’en vient.

Je serais malheureuse de te donner la vie pour ne faire de toi qu’un témoin de la guerre.

La guerre qui déchire des contrées lointaines, qui peuvent ne sembler avoir aucun impact sur toi, mais qui te rejoindront néanmoins au plus profond de ton être.

La guerre qui alimente notre peur, celle-là même qui nous prend au ventre et qui nous fait craindre la fin du monde à tout moment.

La guerre qui nous montre à la fois le pire et le meilleur de l’humanité, le plus beau et le plus laid de notre espèce.

La guerre qui défigure les hommes et qui laisse de profondes cicatrices tout autour d’eux.

Et tu sais, petit, la guerre d’aujourd’hui, ce n’est pas que des bombes et des missiles.

C’est une guerre de mots et de désinformation. Ce qui est vrai ne l’est plus et ce qui est faux est maintenant vrai.

On ne sait plus.

L’ennemi peut être partout. Il ne suffit plus de grand-chose pour se déclarer la guerre. Il suffit d’être en désaccord avec l’opinion de son voisin.

Je ne voudrais pas te mettre au monde dans un océan d’incertitudes.

Je suis contente de ne pas t’avoir encore mis au monde, parce que dans celui dans lequel je vis, les valeurs que je souhaiterais t’inculquer seraient immanquablement heurtées par ce qui s’y déroule actuellement.

Je vis à une époque où une poignée d’hommes, aussi riches et puissants qu’ils sont égocentriques, se permettent de jouer selon leurs propres règles du jeu tout en faisant fi des besoins et de la réalité du reste de l’humanité.

Je vis à une époque où certaines personnes ne connaîtront jamais certaines douceurs ou beautés du monde, tout simplement parce qu’elles sont accaparées par autrui et qu’il n’en restera pas assez pour leur permettre d’en profiter au moins une fois à leur tour.

Je préférerais te voir naître dans un monde où les inégalités sont moins douloureuses.

Alors, petit-e, ne vois-tu pas que tu es plus en sécurité dans mon imaginaire, là où rien ne pourra jamais t’arriver ?

N’y vois pas là une fatalité. Les choses pourront peut-être changer.

Si un jour tu venais à migrer de mon âme à mon ventre, sache que c’est parce que j’aurai entrevu une lueur d’espoir pour ton avenir.

Et là, je serai heureuse de te montrer toute la beauté du monde.

De notre monde.