Littérature sentimentale: l’élan du cœur, ce moteur

Marie-Pier Luneau

Parce que le sentiment amoureux est le moteur d’innombrables histoires romanesques, les auteurs Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren ont décidé de consacrer tout un ouvrage à la littérature sentimentale.


Ensemble, ils ont épluché un vaste corpus d’œuvres québécoises pour écrire L’amour comme un roman, qui sort pile-poil pour la Saint-Valentin.

« On a commencé notre recherche en 2015. On a dû lire 300 romans en tout, mais on a épuré notre éventail pour ne garder que ce qui correspondait à notre définition très précise du roman d’amour, soit environ 150 titres », explique Marie-Pier Luneau, qui est professeure de littérature à l’Université de Sherbrooke. 

Les chercheurs n’ont conservé que les romans où c’est le triomphe de l’amour qui l’emporte sur tout le reste. 

« L’histoire des livres qu’on a étudiés porte sur l’amour, même si, parfois, cette histoire est enchâssée dans un autre genre littéraire, le roman policier ou historique, par exemple. Souvent, on suit deux personnages qui se rencontrent, mais qui sont ensuite séparés et qui traversent toutes sortes d’empêchements avant de pouvoir se retrouver à la fin du récit. » 

À travers le prisme du cœur, c’est toute une évolution de la société qui se découpe. 

« On nous vend l’idée que c’est universel et que "l’amour est enfant de bohème, qu’il n’a jamais connu de loi", mais on réalise que la représentation de l’amour, elle change tout le temps dans le roman, elle varie selon les époques. »

Les auteurs ont découpé leur échantillon en six grandes périodes, mais là où apparaît la plus grande césure, le tournant véritable, c’est au milieu des années 1940, après la Deuxième Guerre mondiale. 

« Avant ce tournant, l’élan amoureux est porté par l’impératif social, par ce qui est socialement acceptable et souhaitable. » 

Dans les années 1920, par exemple, l’amour est en quelque sorte « domestiqué ». 

« C’est sans doute la période la plus décourageante, du point de vue de l’histoire des femmes. Elles sont dociles, elles s’en remettent au choix de leurs parents et se soumettent à ce qu’on attend d’elles. » 

Professeure de littérature à l’Université de Sherbrooke, Marie-Pier Luneau cosigne, avec Jean-Philippe Warren, un essai sur la littérature sentimentale québécoise.

Bonheur amoureux

Après la guerre, on glisse vers un autre paradigme. 

« L’amour est alors tourné vers le bonheur du couple. Dans les années 1950, ça se traduit par un beau bungalow et une cuisinière électrique, tandis que, dans les années 1960 et 1970, on voit la sexualité apparaître davantage. »

À travers les romans des différentes époques, c’est une autre histoire du Québec qui apparaît. 

« C’est ce qui rend l’exercice très intéressant à faire. En même temps, les changements observés sont lents, parce que le roman populaire n’a pas l’objectif de brasser les conventions sociales, il ne peut pas aller trop loin pour ne pas bousculer la société. » 

C’est que, par définition, le roman populaire veut rejoindre une large frange de la population; il se moule donc aux idées dominantes de son époque. 

« On voit apparaître les histoires d’amour homosexuel au tournant des années 2000. Avant ça, c’est très hétéronormé. En étudiant un corpus sur une longue période, on voit des courants et des changements sociaux se dessiner, une certaine émancipation aussi, mais les représentations amoureuses restent encore extrêmement conservatrices. »

Même dans les œuvres plus récentes, qu’on pourrait croire plus décomplexées (notamment sur le plan sexuel), on constate que les clichés ont la vie longue.

« On s’attendrait à ce que, plus le roman sentimental se libère de ses chaînes, plus les personnages y soient émancipés, mais ce n’est pas ce qu’on constate. Les protagonistes ne sont pas sexuellement plus libres dans les œuvres récentes. Par exemple, on a vu apparaître toutes sortes de romans épigones de 50 nuances de Grey et la femme y est toujours campée comme étant sous l’emprise de l’homme. Les représentations identitaires reproduisent l’idée de l’homme dominant et de la femme dépendante », souligne Mme Luneau.  

Même dans la littérature aigre-douce (chicklit), où les héroïnes s’affichent comme libres et indépendantes, la rhétorique du prince charmant n’a pas disparu. 

« On s’en moque, de cette quête-là, mais ça se faufile encore. Cela dit, la chose qui m’a le plus frappée, c’est que, dans tout ce qu’on a étudié, l’amour n’est jamais dissocié des questions d’ascension sociale ou matérielle, alors même qu’on a si longtemps cultivé cette idée qu’on était un "peuple né pour un petit pain". Il y a toujours des questions d’argent dans le roman d’amour. On ne se marie pas par argent, mais aimer quelqu’un qui est plus riche que soi, ou qui fait partie d’une autre classe sociale, c’est très présent. Sociologiquement, ça dit peut-être que la misère, ça ne fait rêver personne », constate Marie-Pier Luneau. 

Des Harlequin et du Tide

L’intérêt de celle-ci pour le roman d’amour populaire prend racine dans des souvenirs d’il y a longtemps.

« Je viens d’un milieu modeste et je me souviens que, lorsque j’étais ado, il y avait des romans Harlequin dans les boites de savon à lessive. Je trouvais ça merveilleux que des livres arrivent dans un emballage de Tide. C’est en étudiant en lettres, au cégep, que j’ai pris conscience que certains romans n’étaient pas considérés comme de la vraie littérature. Quand je suis devenue professeure à l’université, j’ai lu La corrida de l’amour, roman Harlequin de Julia Bettinotti. Et c’est là que j’ai compris qu’on avait le droit d’approcher ces objets-là, de les faire parler. Sinon, on renonce à comprendre toute une partie du marché du livre. » 

Une partie souvent boudée par les intellectuels et les puristes, qui lèvent aisément le nez sur le roman sentimental. 

« Certains sont superbement écrits, d’autres moins, comme les romans policiers, d’ailleurs. Il reste que le roman d’amour est regardé de plus haut. Probablement parce qu’il est souvent écrit par des femmes et majoritairement lu par des femmes aussi. Mais il faut aussi se pencher sur la littérature populaire, parce qu’elle a aussi des choses à nous dire sur qui on est. »

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  • L’amour comme un roman — Le roman sentimental au Québec, d’hier à aujourd’hui
  • Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren
  • ESSAI
  • Presses de l’Université de Montréal
  • 368 pages