Chronique|

Les selfies de Narcisse

C’est un phénomène à ce point préoccupant que la «mort par égoportrait» (selfie death) est devenue un enjeu de santé publique à travers le monde.

CHRONIQUE / Connaissez-vous la légende de Narcisse ?


Non ? Je vous rafraîchis la mémoire. C’est l’histoire d’un bel homme, égocentrique comme il ne s’en fait plus (sauf peut-être un certain Donald Trump...). Toujours est-il que ce beau gosse a brisé le cœur de dizaines de jeunes filles éprises de lui, dont la nymphe Écho, qui mourut de tristesse dans les bois.

Selon une version de la légende, la déesse Némésis, porteuse de vengeance, jeta un sort à Narcisse pour le faire tomber amoureux de sa propre personne en voyant son reflet dans un ruisseau. Tentant d’embrasser son image, il serait tombé à l’eau et se serait bêtement noyé. Dans une autre mouture de la fable, le jeune Narcisse était voué à une longue vie pour autant qu’il ne vît jamais son propre visage, mais mourut de langueur à force de trop s’admirer dans l’eau.

Dans tous les cas, sa mort aurait donné naissance à la fleur qui porte son nom.

Toujours est-il que cette histoire tirée de la mythologie grecque a pour morale que la vanité peut parfois être nuisible.

C’est à Narcisse que j’ai pensé en voyant la photo virale d’une jeune femme en bien mauvaise posture. Plus tôt cette semaine, la demoiselle s’est aventurée avec sa voiture sur la rivière Rideau, en Ontario. Or, la glace n’étant pas assez solide, la berline jaune a commencé à s’enfoncer dans l’eau.

Fort heureusement, l’automobiliste a pu s’extirper de son véhicule et grimper sur son toit alors que des résidents du secteur allaient à sa rescousse.

Pendant ce temps, la jeune femme a utilisé son téléphone intelligent pour immortaliser ce moment. Vous avez bien lu: elle a pris un égoportrait alors que des inconnus se démenaient pour lui venir en aide.

En mauvaise posture, la jeune femme a décidé d’immortaliser ce moment alors que des inconnus se démenaient pour lui venir en aide.

Vrai qu’on ne se retrouve pas sur le toit d’une voiture en train de couler dans une rivière tous les jours; mais je ne suis pas certaine que c’était pour envoyer à sa compagnie d’assurances, si vous voyez ce que je veux dire.

Cette scène surréaliste, captée en son et en image par des témoins, démontre l’absurdité de notre époque où plusieurs sont constamment obnubilés par leur image, comme Narcisse.

La jeune Ontarienne s’en est tout de même bien sortie. Elle aurait pu connaître un destin funeste au terme de cette mésaventure — qui lui a tout de même valu une accusation de conduite dangereuse.

D’autres n’ont pas eu sa chance.

L’été dernier, une Chinoise de 32 ans a perdu la vie en essayant de se photographier aux abords d’une chute. Après avoir perdu pied, elle est tombée au bas de la falaise.

Un drame qui n’est pas sans rappeler celui d’un Brésilien de 22 ans qui a connu la mort après une chute d’une dizaine de mètres alors qu’il tentait d’obtenir l’égoportrait parfait, en décembre.

D’autres ont connu une fin tout aussi atroce: un randonneur anglais est mort quand la foudre a frappé son « selfie-stick » métallique pendant un orage; deux soldats russes sont décédés après s’être photographiés avec une grenade dans les mains; une adolescente roumaine a été électrocutée à mort en se photographiant sur le toit d’un train avant de toucher par inadvertance une ligne à haute tension qui se trouvait à proximité; un jeune Indien s’est involontairement tiré une balle dans la tête en prenant la pose avec le revolver de son père. La liste est plutôt longue et, surtout, décourageante.

Tout à coup, le ruisseau de Narcisse semble bien inoffensif...

C’est un phénomène à ce point préoccupant que la « mort par égoportrait » (selfie death) est devenue un enjeu de santé publique à travers le monde. En mars dernier, on recensait plus de 330 décès survenus à travers le globe depuis dix ans qui découlent directement d’une tentative de capturer le cliché parfait dans un décor paradisiaque ou périlleux. Et ça, ce ne sont que les décès qui ont été rapportés dans les médias ou dont on a pu établir avec exactitude qu’ils se sont produits dans le cadre d’une prise de photo.

Car jamais, un « selfie » n’est officiellement déclaré comme cause principale du décès, relève une étude publiée en août 2018 par le National Center for Biotechnology Information (NCBI) . Les auteurs du rapport ont recensé, entre octobre 2011 et novembre 2017, pas moins de 259 décès attribuables à des « comportements dangereux » impliquant l’appareil photo d’un téléphone intelligent. L’âge moyen des victimes est de tout près de 23 ans et les hommes sont trois fois plus susceptibles que les femmes, en raison de leur témérité plus grande, à devenir une triste statistique.

Si Narcisse avait réellement existé, et qu’il avait vécu à notre époque, je n’ose imaginer ce qu’il aurait pu inventer pour mettre en valeur son joli minois sur les réseaux sociaux...

Comme l’exemple de Narcisse, les fables sont normalement faites pour être porteuses de leçons, et tout ça, de façon imagée et figurative.

On pourrait toutefois croire qu’on n’a pas appris grand-chose de ces légendes...

À quel point une photo éphémère, qui sera sous peu remplacée par un cliché encore plus récent sur le compte de son auteur, vaut-elle le risque ? À quel point est-il primordial de simuler le bonheur, l’extravagance ou l’aventure pour se faire valoir aux yeux des autres ?

Cela a tous les airs d’une dépendance, c’est comme la toxicomanie: après un certain temps, il faut consommer davantage ou des drogues plus dures pour obtenir des sensations de la même intensité. Semble-t-il que c’est la même chose pour obtenir une poignée de pouces en l’air, même au péril de sa vie... ou de sa dignité, quand on sait qu’une Américaine a abandonné sa carrière d’opticienne pour gagner sa vie en imitant un chien à temps plein sur les réseaux sociaux!

S’il y a quelque chose qu’on peut accorder à Narcisse, c’est que ça ne lui avait pas pris grand-chose, à lui, pour, comme l’aurait dit ma grand-mère, s’exciter le poil des jambes.