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Gervais Therrien ne cache rien : des histoires bien spéciales l’ont sentimentalement lié à certaines bêtes à travers les années. Pammy, Daisy, Princesse : ce sont des visages de femelles qu’il sait bien repérer au bord de l’enclos, à travers les numéros. Mais il sait très bien que leur jour d’abattage viendra éventuellement, tout comme celui de leurs multiples progénitures. « La roue tourne. J’ai pris la décision de vendre de la viande. Si je commence à craquer parce que j’envoie une bête à l’abattoir... je ne finirai jamais. Il faut vivre avec, on prend des décisions et il faut s’assumer. »

À l’aide de sa trentaine de femelles et de ses deux mâles, il fait grandir chaque année presque le même nombre de faons, qui deviendront des adultes prêts à fournir de la viande un an plus tard.

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Le propriétaire de la ferme et de la boucherie Le Sabot d’or se souvient tout de même de ses premiers camions remplis avec un peu plus d’émotions.

« Oui, les premières fois que tu les envoies à l’abattoir et que tu les débarques, ça te fait quelque chose. Il ne faut pas que je les regarde en me disant qu’ils feraient de bons petits compagnons. Par contre, c’est vraiment fait dans les règles de l’art. Moi, j’exige toujours qu’ils soient abattus tout de suite, pas qu’ils attendent dans un parc plusieurs jours. Même que je les aide à les apporter dans la cage de contention. Ils ne sont pas abattus à froid comme ça non plus. Ils sont insensibilisés avec un percuteur et ils sont saignés ensuite », assure sans filtre celui qui effectue les tâches de boucherie en fin de processus. Ayant reçu la formation de boucher par passion à la base, il affirme n’avoir jamais ressenti de malaise à cette étape.

Là où le chagrin frappe plus durement, c’est lors des adieux imprévus, partage celui qui a d’ailleurs perdu deux femelles l’été dernier. Même si lui et sa femme Christiane sont devenus de grands connaisseurs, leurs soins ne donnent pas toujours les résultats escomptés. Ils doivent parfois faire le choix d’abattre eux-mêmes. « Celles-là, c’est plus triste. T’as pas voulu qu’elles meurent tout de suite. »

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Répondre à la demande

Pas moins de 97,8 % des Canadiens consommeraient des produits de source animale, selon une étude de l’Université Dalhousie. Gervais Therrien fait partie de ceux qui veillent à répondre à cette grande demande. Tout comme Sébastien Pagé, qui élève des porcs non loin, à Saint-Camille.

Dans les deux maternités porcines de Sébastien Pagé, 4500 truies mettent au monde 120 000 porcelets annuellement. Une fois que ceux-ci sont prêts à être sevrés, à trois semaines, ces derniers sont transférés dans des fermes d’élevage pour être engraissés.

S’il confie pencher plus vers la fierté que le pincement lorsqu’un camion de porcelets quitte la ferme, il n’est pas rare pour le producteur de donner des noms à ses mâles reproducteurs. « Je ne l’ai jamais fait avec les truies, et je n’ai jamais osé le faire, dit-il. Il faut se garder une barrière. C’est plate à dire, il faut avoir en tête le côté productif. Si la truie n’est pas productive, malheureusement ce sera l’abattoir. C’est dur du côté émotif dans ce temps-là. Mais ça ne veut pas dire qu’on est froids et de glace. »

L’éleveur témoigne également du stress d’élever des êtres vivants. « Oui, c’est angoissant de savoir que tu as autant de vies entre les mains. C’est aussi de l’argent, c’est beaucoup de choses pour nous », dit-il, nommant en exemple un éprouvant épisode de panne d’électricité de 24 heures en décembre dernier.

Ses chiffres de production peuvent être impressionnants au Québec, mais M. Pagé insiste pour qualifier son entreprise de « ferme familiale à échelle humaine », lui qui estime que le terme « mégaporcherie » doit être réservé aux immenses productions qu’on retrouve en Chine ou aux États-Unis. Il compte 14 employés à la ferme, qui vont se relayer en tout temps en période d’accouchement pour s’assurer de la survie de chacun, et d’éviter l’écrasement par la mère, la plus grande cause de mortalité dans ce type de production.

Fait étonnant, il explique avoir tendance à chercher davantage d’employées femmes que d’hommes.

« Il y a un stéréotype qui veut que, pour travailler sur une ferme, il faille être fort et tout. Mais non, on a tous les outils aujourd’hui pour ne pas forcer. Dans une maternité porcine, il faut être doux, calme et patient, et il faut aimer les animaux. Alors souvent les femmes sont meilleures. »

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La fragilité du métier

La « barrière » émotive dont parlent les producteurs a tout d’un réflexe de protection normal, explique Philippe Roy, professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke et chercheur en santé mentale des agriculteurs. Cette barrière est-elle efficace? Il l’ignore. Chose certaine, des liens ont malheureusement été tracés entre la mise à mort d’animaux et la détresse psychologique de producteurs, notamment dans le domaine de la prévention du suicide, précise-t-il.

D’abord, plusieurs éleveurs sont appelés à manier et connaître des armes à feu pour abattre des animaux, en cas de maladies, par exemple. « Ils ont donc accès à des moyens, avance M. Roy. C’est aussi un contact avec la mort. Le fait d’avoir déjà tué un animal. Ça avait déjà été nommé que ça pouvait désensibiliser par rapport à la mort. Là où on peut faire un parallèle, c’est qu’on dit que la vache n’est plus productive, alors on va l’abattre. Si l’agriculteur a, par exemple, un accident qui le rend invalide, il pourrait ne pas se percevoir aussi productif qu’avant. Ce n’est pas une fatalité. Des producteurs qui ont un accident et qui poursuivent, ça existe. Mais il peut y avoir une vision très productive ou fonctionnelle. »

À l’inverse, les animaux peuvent aussi devenir un ancrage. « Un producteur m’a déjà dit s’être retrouvé devant ce choix, et ce qui l’a fait s’accrocher à la vie, ce sont ses vaches, raconte M. Roy. Il se demandait qui allait s’en occuper. Il ne pouvait pas les laisser comme ça après tout ce temps. »

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