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Je commence ainsi parce que, vous le remarquerez, je ne vous parlerai pas, dans cette chronique, du même lieu qu’à l’habitude.

Cette chronique sera celle consacrée à une œuvre qui, pour être présentée, réclame un rythme et un ton en cohérence avec celui dont elle est constituée. Une œuvre qui «débarque», sans frapper pour vérifier si nous sommes prêts à la recevoir. Une œuvre qui nous transforme, au moment même où on laisse la première phrase s’imprimer sur nos rétines.

Cette chronique est à lire d’une traite, en retenant son souffle. Je ne la conseille pas avant, ni avec, le café du matin. Elle regorge d’images qui peuvent choquer, de mots qui peuvent réactiver des traumas aussi. Elle est faite pour les cœurs qui savent en prendre, pour les intervenants qui en ont vu d’autres et pour toutes les personnes qui savent ce que c’est que de naître et grandir en dehors des cadres socialement acceptables, quelque part, plus ou moins seul.es, sur l’envers des choses de la vie.

Voici: «Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok?» de Michelle Lapierre-Dallaire paru aux Éditions La Mèche.

Le titre et déjà tout est là.

Sans ponctuation, sans différenciation, sans frontière aucune entre l’effraction et l’amour.

Être diluée dans le monde sans savoir où le «je» s’achève et où le «tu» commence, jusqu’à ce que l’asphalte du réel, le fond du baril ou encore le métal froid de la scission, inévitablement, survienne et que le reste crame.

Bienvenue dans le monde de Michelle Lapierre-Dallaire, qui écrit comme on brûle, dans cet instant constamment renouvelé de la-seconde-juste-avant-la-fin-du-monde. Bienvenue dans l’extralucidité de celle qui n’a pas de peau pour se protéger, qui reçoit tout de ce qui traîne dans l’air ambiant du siècle et qui sait le métaboliser en un récit coup de poing duquel on ne sort pas indemne.

Je l’ai lu d’une seule traite. Sans arriver à le déposer. En fait, non. Je l’ai posé une fois, en plein milieu. Pour reprendre mon souffle, essuyer mes larmes aussi et dormir. Quand je l’ai repris, j’étais assise dans la salle attenante à la classe de ballet de ma fille. Je voulais la regarder danser, mais je n’arrivais pas à lâcher le bouquin. «Désolée ma chérie, maman te regarderait bien, mais là, maman est happée.»

Happée par cette écriture haletante au plus près de l’intérieur de ces mondes que l’on est habitué de dépeindre avec froideur, distance, sous cet acronyme réducteur : T.P.L.

Trouble de la personnalité limite.

Trois petites lettres qui ont tendance à faire fuir les intervenants pour qui «aider les gens» se résume à n’aider que ceux qui arrivent à l’heure, n’annulent jamais les rendez-vous, paient dans les délais et respectent le cadre thérapeutique sans jamais en tester les limites.

Trois petites lettres qui ne seront jamais écrites dans le livre.

Parce qu’elles ne veulent rien dire, au fond.

«Je suis transpercée par la vie à des moments où les autres ne sont qu’égratignés. Je fais l’exercice de l’écrire. Pour que les gens aient un repère différent que celui du DSM-V. Un repère tangible et vérifiable. Sans case à cocher ni symptômes à inventorier.»

Exercice d’écriture qui a tout de la nécessaire mise au monde d’une femme qui se répare du pire, qui se relève autant de fois qu’elle chute, qui se fracasse sur les remparts encore trop solides des inégalités de genre, le tout en nous prenant par la main, en nous faisant témoins privilégiés de sa reconstruction.

«Je me couche et je voudrais me faire bercer. Je me chante une berceuse en caressant mes bras. Je ne compte plus sur personne pour m’apaiser».

Je ne peux compter le nombre de phrases-étoupilles que ce livre contient, tant il y en a. Des phrases desquelles on ne se remet pas.

«Ma mère n’était pas devenue folle du jour au lendemain. On ne devient pas inutilisable, épuisée, vidée juste comme ça. Une chose était claire dans mon esprit: ce que je vivais, ma mère l’avait vécu avant moi. Autour de nous, combien étaient-ils à avoir abrégé des enfances, encrassé des rêves?»

Des mots qui me ramènent avec émotion le souvenir de ces quelques grandes écorchées vives avec lesquelles j’ai tant aimé travailler, du temps où ma vie était celle d’une clinicienne à temps plein. Certaines d’entre elles ne sont plus là. Certaines, comme la mère du personnage, «étaient tellement vivantes qu’elles se sont tuées». Je les porte avec moi comme des figures incandescentes qui continuent d’enflammer mon esprit. Je les imagine virer le ciel à l’envers encore, faire surgir de leurs failles des litres de cette rage qui jette sur nos hypocrisies collectives de puissants halos lumineux.

De belles et grandes guerrières des temps modernes.

Filles abusées dès l’enfance, filles trouées, filles jetées dans l’existence et les centres jeunesse, filles judokas qui renversaient avec magnificence toutes les violences auxquelles on les avait soumises. Filles avec un grand F comme dans F*** you!

Elles, tout comme le livre de Lapierre-Dallaire, savent si bien me/nous remettre à ma/notre place.

Il faut savoir accepter que, même quand on veut aider, il y a des réalités qui nous échapperont toujours, du fait que nous sommes nées et avons grandi dans une maison où notre intégrité physique et psychique n’était pas menacée, où la routine de fin de journée n’impliquait pas le sexe du beau-père entre nos jambes, où les cadres nous sécurisaient, sans nous faire de bleus sur les épaules.

Tenir en silence alors, ne jamais lâcher le lien, même quand on le tient pour deux, m’a souvent semblé la seule posture aidante possible.

Pour ce rappel cuisant de combien la survivance est toujours issue d’un délicat alliage entre force brute et tendre vulnérabilité, pour voir le sublime naître de retailles d’enfance, pour s’ouvrir le cœur et l’esprit, ce livre, sans reprendre votre souffle.

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