Chronique|

Un peu de fatigue

CHRONIQUE / On ne la voit pas venir. «Ça ne prévient pas, ça arrive. Ça vient de loin», chanterait Barbara.  


C’est comme une langueur qui nous fait battre en retraite devant les infos, qui nous donne envie de changer de poste à la radio ou qui nous fait carrément briser en larmes derrière le volant de la voiture. 

Il faut vite remonter le rétroviseur alors, pour ne pas que les enfants se rendent trop compte, faire grimper le son du remix de «Cold Heart» qui fait toujours danser tout le monde de joie. 

On ne la voit pas venir, mais on commence à la reconnaître. Son origine reste encore bien mystérieuse, dissimulée sous des années qui finissent par en effacer le commencement. 

Il nous semble qu’elle nous accompagne depuis si longtemps.  

Du plus loin que je m’en souvienne, c’est un jour de décembre 1989 qu’elle m’a saisie pour la première fois, dans le champ conscient du moins.  

À la télévision, il y avait des infos, des images de gyrophares et ce silence dans le visage de ma mère. 

Elle qui avait tant de mots jaillissant sur toutes les réalités, ce soir-là, elle ne disait rien. 

De grosses larmes roulaient sur ses joues.  

Pourtant, ma mère m’expliquait tout. Enseignante et verbomotrice, elle était mon appareil à penser, mon dictionnaire, mon encyclopédie, ma grammaire et ma boussole.  Elle me soutenait dans ma digestion du monde, ne reculant devant aucune de mes questions.  

Mais à quelques reprises, de l’enfance au début de l’âge adulte, j’ai frappé un grand pan de silence chez elle, un mur que j’ai fini par reconnaître comme étant cette indicible fatigue qui sied aux femmes constamment placées devant les radotages éhontés de l’histoire.  

Ces dernières semaines, c’est un dérivé de cette fatigue qui s’est à nouveau frayé un chemin dans mon échine, après avoir logé quelques autres semaines au creux de mon ventre, en plein là où les choses se nidifient, pour peu qu’on les désire, pour peu qu’on laisse «le miracle de la nature» s’y déployer. 

Mon ventre a contenu bien des «miracles», mais il est aussi le siège de ce qui rage, de ce qui se révolte et de ce qui pleure surtout. 

Cette chronique aurait pu s’appeler Paris-Texas.  

C’est le premier titre qui m’est venu. 

Je vous aurais parlé d’un Paris des années 50, avec dedans, encore elle, ma grand-mère.  Mais je me suis dit que vous en deviendriez fatigués.  C’est que je vous parle souvent d’elle. Elle fait partie de ces êtres qui mettent du temps à nous quitter, alors c’est un peu comme si elle est toujours là dans l’écriture, entre les lignes, là dans la voiture avec moi, à penser dans mon esprit, tandis que j’entends les nouvelles sur la loi qui criminalise les femmes du Texas pour tout avortement au-delà de six semaines de gestation. 

Alors, pour ne pas vous encombrer encore de mon petit dialogue intérieur avec ma grand-mère, j’ai choisi de vous parler ma fatigue.  De toute façon, je la tiens de ma mère, cette fatigue, qui la tient de sa propre mère, qui, à la fin de sa vie, nous a raconté toutes les fois où elle a eu à décrocher elle-même les «miracles de la nature» qui s’étaient installés dans son ventre.  

Dans un Paris post-guerre, il y avait de quoi savoir qu’on n’était pas prêtes à pousser des enfants dans un monde qui pouvait basculer à tout moment dans la barbarie, la faim, l’horreur.  Nous étions avant les Simone. Avant que l’une d’elle signe le Manifeste et que l’autre lance ces mots devant toute une assemblée d’hommes: «Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes.» Féministe avant l’heure, débrouillarde surtout, déterminée et si courageuse, ma grand-mère, comme tant d’autres femmes, saignait dans une salle de bain, en se ramassant toute seule sur le carrelage des inégalités de son époque.

Cette chronique aurait pu s’appeler «dans le ventre», mais elle aurait repris ce que j’ai déjà écrit sur l’avortement et le désir, ou encore sur le ventre des femmes mis en gros sur des panneaux publicitaires en sous-entendant qu’ils devraient être d’une autre apparence, ou encore sur la façon dont on décide de quand, comment et de quelle manière les femmes devraient accoucher.  

Cette chronique aurait pu s’appeler «tout ce que nous avons déjà écrit».  

Mais justement, je suis fatiguée de répéter.  Nous le sommes toutes.  

Septembre me fatigue. D’abord, il y a eu le Texas.  À ce sujet, je vous invite à regarder le magnifique «Never, Rarely, Sometimes, Always» de la réalisatrice Éliza Hittman qui dépeint la trajectoire sur quelques jours d’une jeune adolescente de Pennsylvanie qui doit se rendre à New York pour avorter.  Gagnant au Festival Sundance 2020 dans la catégorie «Prix du jury spécial dramatique: Néoréalisme», il met un visage sur une épopée, qui ne devrait pas en être une.  Un visage à placer sur toutes les femmes du Texas.  Le néoréalisme a cette propension de filmer le réel tel qu’il est, sans fard aucun. Et ce réel fait mal au ventre et à notre humanité. 

Dans deux jours, une vigile de 40 jours sera aussi tenue à Sherbrooke. Une vigile anti-choix de la campagne chrétienne «Québec-vie», qui fera reculer le monde avant les Simone, avant ma mère, avant le Paris des années 50 de ma grand-mère.  

Cette chronique n’est qu’une grande coulée de fatigue.  

Comme j’aurais aimé ne pas la transmettre à ma fille.