Chronique|

Les empiètements commodes

Les Québécois suivront-ils la consigne de François Legault et voteront-ils en masse pour le Parti conservateur?

CHRONIQUE / En reprochant à Erin O’Toole de vouloir annuler l’entente sur les garderies tout en invitant subtilement les Québécois à voter pour le chef conservateur, le premier ministre François Legault a fait preuve d’un double discours déboussolant. Il a démontré que l’argument des empiètements est à géométrie variable.


François Legault reproche au Parti libéral, au NPD et au Parti vert leur désir irrépressible de s’aventurer dans les champs de compétence provinciale. Il a entièrement raison. La liste des promesses libérales en matière de santé est dangereusement longue: éliminer les listes d’attente, améliorer les soins de longue durée pour les aînés, offrir des services de santé mentale, embaucher 7500 médecins et infirmières, augmenter le salaire des préposés aux bénéficiaires à 25 $ l’heure, élargir l’offre de soins virtuels en régions rurales, faciliter la mise en place de passeports vaccinaux, instaurer un programme de repas nutritifs dans les écoles, etc. L’ensemble de ces promesses coûteraient 25 milliards de dollars sur cinq ans, ont calculé les libéraux.

Disons au passage qu’il était trompeur de la part de Justin Trudeau de lancer ce chiffre lors du débat des chefs en français de mercredi. L’animateur demandait aux leaders s’ils acquiesceraient à la demande des provinces d’augmenter d’un coup de 28 milliards le transfert fédéral annuel destiné à la santé. M. Trudeau a fait le pari que l’électeur moyen se dira: «Bah! 25 ou 28 milliards $, c’est à peu près pareil.» Mais ce ne l’est pas du tout. Les 25 milliards des libéraux s’étaleraient sur cinq ans. Les 28 milliards réclamés par les provinces seraient versés chaque année, pour un total de 140 milliards sur cinq ans. Légère différence…

Toutes ces promesses libérales relèvent sans aucune ambiguïté du domaine des provinces. M. Trudeau ne s’en est pas caché au débat mercredi: «Non [ce ne sera] pas sans conditions.» Les sommes promises ne seront versées que si les provinces les utilisent aux fins dictées par Ottawa (et au diable les disparités régionales). Le NPD et le Parti vert logent à la même enseigne. Autant Jagmeet Singh qu’Annamie Paul pensent que le gouvernement fédéral devrait pouvoir se mêler des problèmes de l’heure, qu’ils relèvent de ses juridictions ou pas.

Jusque-là, donc, la logique de François Legault se tient. Si on est nationaliste et jaloux des prérogatives du Québec (et des autres provinces), voter pour ces trois partis serait contre-intuitif. Mais lorsqu’il dénonce la position de M. O’Toole sur les garderies, le premier ministre du Québec fait soudainement preuve d’un deux poids deux mesures. Car si le chef conservateur entend abolir les ententes signées par Ottawa avec les provinces, dont celle du Québec d’une valeur de 6 milliards, c’est qu’il adhère… à la logique de François Legault! Les garderies, raisonne M. O’Toole, ne sont pas de juridiction fédérale. Si les provinces veulent s’en donner, elles n’ont qu’à les créer elles-mêmes, comme le Québec l’a déjà fait.

Exiger de M. O’Toole qu’il verse quand même les 6 milliards au Québec revient à lui demander d’empiéter sur les champs de compétences des provinces. Car n’oublions pas qu’avec ces ententes, Ottawa s’arroge le droit de dicter aux provinces signataires le prix à facturer aux parents, le salaire à verser aux éducatrices ou encore le nombre de places à créer. Si Québec s’en tire sans condition, c’est uniquement parce que son réseau est tellement achevé que même Justin Trudeau ne verrait pas comment l’améliorer.

François Legault reproche à Justin Trudeau de s’aventurer dans les champs de compétence provinciale, mais du même souffle, il dénonce la position d'Erin O’Toole sur les garderies.

Notons que François Legault prend un malin plaisir à narguer Justin Trudeau. Ce dernier ne cesse de répéter que son entente avec le Québec servira à créer 37 000 places de garderie. Le chef libéral martèle ce chiffre pour ne pas avoir l’air d’avoir fait un chèque en blanc au Québec, ce qui passe toujours mal dans le reste du pays. Mais M. Legault s’amuse à démentir cet engagement, répétant qu’il avait déjà planifié créer ces places. «C’est pas vrai qu’il y a une entente pour qu’on utilise cet argent pour créer 37 000 places, a-t-il encore dit hier. […] L’entente du 6 milliards nous dit qu’on peut l’utiliser en santé, en éducation, dans ce qu’on veut.»

Suivre la consigne?

Les Québécois suivront-ils la consigne de M. Legault et voteront-ils en masse pour le Parti conservateur? On peut en douter. Les priorités du gouvernement du Québec ne sont pas nécessairement celles des citoyens québécois. Beaucoup, par exemple, réclament un plan musclé de lutte aux changements climatiques, ce qui fait encore cruellement défaut au Parti conservateur. Le cadre financier dévoilé mercredi par le parti a d’ailleurs de quoi inquiéter à ce chapitre.

Erin O’Toole a promis que s’il était élu, il maintiendrait la taxe sur le carbone (qu’il plafonnerait toutefois à 50 $ la tonne). Par contre, l’argent récolté ne retournerait plus dans les coffres d’Ottawa. Il serait plutôt versé dans un «Compte d’épargne pour la réduction du carbone» attitré à chaque citoyen. Le citoyen ne pourrait utiliser l’argent accumulé que pour faire un achat vert, comme acquérir un véhicule électrique ou un laissez-passer de transport en commun. Un tel système sous-entend la mise en place d’une architecture bureaucratique et informatique très importante. Pourtant, le cadre financier conservateur ne prévoit aucune dépense à ce chapitre. Les stratèges conservateurs soutiennent que les coûts seront négligeables. On en vient à se demander s’ils se donneront la peine d’aller de l’avant avec leur idée. Si c’est pour maintenir le statu quo, ce serait un mal pour un bien. Mais si c’est pour ne plus rien faire du tout, alors bien des Québécois qui auront écouté François Legault pourraient s’en mordre les doigts.