Je trouve très intéressant d’aborder ce sujet au moment où on souligne les 150 ans de la naissance de Marcel Proust (10 juillet 1871). J’ai déjà traité de ces questions dans deux précédentes chroniques (car, oui, il y a deux réponses différentes à votre interrogation), mais comme elles sont un peu complexes, ce n’est pas une perte de temps d’y revenir. Même si, il faut l’avouer, nous ne sommes pas devant des problèmes de langue courante. Il est rare que les gens se demandent s’ils doivent employer le passé simple ou le subjonctif plus-que-parfait dans la vie de tous les jours. Et ce n’est pas demain que la caissière du Maxi vous dira: «Si vous eussiez été membre, vous eussiez accumulé 500 points avec votre carte PC.»
Commençons par le cas de «qui l’eût cru», qui est différent. Cette locution se lit et s’entend encore régulièrement, tout comme «l’eusses-tu cru». Cette dernière a même donné le nom «Lustucru», qui est notamment l’équivalent, en Europe, de notre Bonhomme Sept Heures. On pourrait également mettre dans ce panier la célèbre: «Encore eût-il fallu que je le susse.» En somme, on se retrouve ici devant des formes figées qui sont, en quelque sorte, les vestiges de l’utilisation du subjonctif plus-que-parfait.
Sauf que, dans ces cas précis, ce temps désuet joue le rôle d’un conditionnel passé. Lorsque Mme Chouinard écrit «qui eût cru», elle veut dire «qui aurait cru», «qui aurait pu croire». «L’eusses-tu cru?» pourrait être traduit en «aurais-tu pu croire ça?»
Latin sans condition
Maintenant, pourquoi accepte-t-on le subjonctif plus-que-parfait dans ce contexte? Tout simplement parce que le conditionnel n’existait pas en latin, explique la Banque de dépannage linguistique. On se servait donc du subjonctif, qui est le mode de l’hypothétique, de la possibilité, d’une action exprimée dans la pensée et non dans le réel. Ce qui est le cas ici.
Le subjonctif plus-que-parfait est même un peu mieux, parce que le mode conditionnel, cela peut sembler contradictoire, ne peut pas exprimer la condition, raison pour laquelle on doit écrire «si j’avais» et non «si j’aurais». Il ne peut exprimer que la conséquence de cette condition («si j’avais su, je ne serais pas venu»).
C’est donc parce qu’il est interchangeable avec le conditionnel passé dans ce contexte qu’on a longtemps renommé le subjonctif plus-que-parfait «conditionnel passé deuxième forme». Mais selon la BDL, les grammairiens rejettent cette appellation aujourd’hui et ne l’enseignent plus. D’après eux, elle porte inutilement à confusion. De toute façon, c’est le conditionnel passé «normal» qui prédomine maintenant dans la langue courante.
La bonne vieille technique du remplacement
Revenons maintenant à votre première question et commençons par vous donner un truc qui permet de vérifier si l’on doit utiliser l’indicatif ou le subjonctif. Pour ce faire, nous allons recourir à la bonne vieille technique du remplacement. Ainsi, on remplace le subjonctif plus-que-parfait par un subjonctif présent ou passé, et si la phrase se tient encore, c’est qu’il fallait employer le subjonctif. Autrement, il faut essayer avec l’imparfait ou le passé composé, et si ça fonctionne, c’est que l’indicatif est nécessaire.
Si nous retournons dans la phrase de Proust, pourrions-nous dire «ayant exprimé le regret que le professeur Cottart soit [subjonctif présent] en voyage et qu’elle-même ait entièrement cessé [subjonctif passé] de fréquenter Swann…»? Tout à fait!
Mais essayez avec l’imparfait et le passé composé et vous aurez un léger sentiment de malaise ou d’inconfort: «Ma mère, lorsqu’il fut question d’avoir pour la première fois M. de Norpois à dîner, ayant exprimé le regret que le professeur Cottart était [imparfait] en voyage et qu’elle-même avait entièrement cessé [passé composé] de fréquenter Swann…»
C’est que la notion de regret appelle le subjonctif, c’est-à-dire qu’elle introduit une action exprimée dans la pensée. Ce qui m’amène à votre première question: quel est la règle d’utilisation du subjonctif?
Deux chroniques plus tard...
Il m’avait fallu deux chroniques en 2018 pour faire le tour de la question (avant que «Séance d’orthographe» soit publiée en ligne, elles ne sont donc pas trouvables sur la toile), et j’en avais déduit qu’il était très difficile d’énoncer une règle qui engloberait toutes les possibilités. Tantôt c’est la notion d’incertitude qui l’emporte, tantôt c’est celle d’action exprimée dans la pensée. Je concluais qu’il valait mieux se fier à un ouvrage de référence lorsqu’on a un doute. D’ailleurs, ces derniers doivent souvent consacrer au moins une page à la question, sinon plus. Ils n’ont guère d’autre choix que d’énumérer la liste des principaux cas où l’utilisation du subjonctif est certaine, avant de glisser un mot sur les cas ambivalents...
Bref, si vous trouvez quelque part une définition du subjonctif qui englobe toutes les situations possibles, prévenez-moi, que je fasse connaître ce héros!
Perles de la semaine
Bon été au Canadien… et aux commentateurs qui nous offerts de si bons moments au «Sportnographe»…
«Tout s’est décidé rapidement et ç’a eu un effet boule de gomme.»
«Il s’agirait d’une troisième commotion dans son cas. Toi, Guillaume, as-tu déjà gisé sur la glace à la suite d’un contact?»
«C’est une chanson qui te revient dans les oreilles, pis ça goûte pas bon.»
«Les jeunes qui ont encore donné du gaz au moulin du Canadien.»
«Rendu là, on n’envoie pas la fusée sur la planète lune.»
Questions ou commentaires?
Steve.bergeron@latribune.qc.ca