Parce que c’est bien ce que les plus mordus font, en ce moment, attendre de reprendre la route, je me suis pris à penser à ces intermèdes remplis de rien du tout qui comblent la majorité des voyages. En Inde, où j’avais l’impression de parcourir Montréal-Gaspé tous les deux jours, c’était particulièrement le cas.
Là-bas, Omer m’avait fabriqué un itinéraire du tonnerre. Tout ce que je voulais voir et un peu plus, tout ça condensé dans un tout petit mois. De Delhi aux confins du Rajasthan, en passant par Kerala, il ferait tout arriver dans les temps prescrits. Dans un pays aussi grand, il existe toujours quelqu’un pour nous mener du point A au point B. Il faut seulement mettre la montre de côté. Un réflexe que je n’avais pas.
Il y a eu le trajet en train entre Delhi et Varanasi, qui devait durer toute la nuit pour une douzaine d’heures au total, qui s’est finalement étiré à une vingtaine d’heures. Deux jours plus tard, le train qui devait me mener à Khajuraho ne passerait pas. Ce serait plutôt un aller simple pour Satna, sept heures de rails plus loin, avant de terminer le trajet conduit par un chauffeur somnolant dans un brouillard qui s’épaississait en même temps que la nuit.
Je ne compte plus les fois où j’ai demandé « Combien de temps jusqu’à la destination », pour savoir à quel moment je devais songer à descendre du bus, du train ou de la camionnette qui me transportait. Le temps que j’ai passé à angoisser, considérant qu’à la plupart des occasions, il fallait le double de la durée qu’on m’avait annoncée.
Y’a de ces journées, comme celle où j’ai quitté Bundi, sans doute ma ville favorite en Inde, qui s’étirent sans fin. J’avais jusque-là été particulièrement chanceux d’avoir été au sec tout le périple durant. Mais ce matin-là, le gris s’étendait de la poussière sous mes semelles jusqu’au ciel qui promettait de tomber à tout moment. La journée n’avait pas encore vieilli et on devait me cueillir pour me déposer à Udaipur, à plus ou moins cinq heures de bitume, top chrono, si on en croit Google.
J’ai beau avoir aimé Bundi, j’ai trouvé la ville un peu ennuyante pendant que j’attendais mon chauffeur qui ne se pointerait jamais. Un branle-bas plus tard, je décollais avec un compagnon de route qui ne parlait que très peu d’anglais. J’ai vu un bout de l’Inde qu’on ne nous montre pas souvent. Celui loin des Taj Mahal et des forteresses, alors que nous avons parcouru les petites routes à l’intérieur des terres. Les Indiens qui vivaient là, dehors, avaient parfois élu domicile dans des cabanes qui ne tenaient qu’avec des bâtons de bois.
Les soubresauts de la route caillouteuse compensaient l’absence de conversation.
Et il y a eu cet arrêt à Chittorgarh, où Omer assurait qu’il fallait absolument faire une visite. Je soupçonne qu’il ne s’agissait que d’un prétexte pour me permettre de me délier les jambes, compte tenu des quelques minutes qu’on m’a laissées pour explorer. Quoiqu’on trouve à Chittorgarh le plus grand fort de toute l’Inde, ce qui n’est pas peu dire, on n’y voyait que dalle alors que toute la pluie tombait sur moi et qu’elle se mêlait à tout le brouillard imaginable.
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J’ai retenu de Chittorgarh des chiots abandonnés qui couinaient, frigorifiés, et des singes pas trop polis qui, perchés au-dessus de nos têtes, laissent parfois choir des projectiles indésirables.
Aucune de mes photos du jour ne serait digne d’Instagram. Quoique par beau temps, et avec du temps, justement, il y a sans doute matière à se pencher sur l’histoire de cette forteresse assiégée trois fois où, ne voyant pas d’issues, les femmes et les enfants sacrifiaient leur vie sur un grand bûcher.
Nous avons repris la route jusqu’à après la tombée de la nuit pour arriver à Udaipur dans la cohue d’un mariage princier. La voiture s’est frayé un chemin dans la foule pour trouver, après moult tergiversations, l’adresse où je devais loger. Il était déjà trop tard pour espérer trouver de quoi manger. N’eût été l’amabilité de mes hôtes, je me serais couché le ventre vide.
Les journées comme celles-là sont légion. Je ne compte plus celles qui ne consistent qu’à faire les cent pas. Dans ce temps-là, j’observe la vie.
Il y a eu l’Inde, mais il y a eu les trajets qui ont duré une journée ailleurs aussi, en Birmanie par exemple, où je ne savais plus comment positionner mes jambes pour me dégourdir à l’intérieur d’une minifourgonnette. Idem pour l’Ouganda, où le transport public, largement moins cher que l’embauche d’un chauffeur privé, met aussi six fois plus de temps à atteindre la destination.
Dans les deux cas, la vie sauvage, les villages ou les montagnes se sont déployés de l’autre côté de la fenêtre. J’ai emmagasiné autant que possible des souvenirs éphémères de ces hameaux de bord de route où aucun touriste ne s’arrête jamais. Et pourtant, j’ai tendance à me faire la promesse de revenir là pour échanger avec les populations locales. Des promesses d’ivrogne, sans doute.
On repassera pour la grandiloquence en Roumanie aussi, où le bus que j’attendais à Sibiu s’est pointé avec trois heures de retard, trafic oblige. J’ai vu le terminus se remplir et se vider, de même qu’un échange suspicieux de bagage. Une valise a d’abord été abandonnée sur un banc. Des individus sont ensuite passés, une dizaine de minutes plus tard, ou peut-être une heure, je ne sais plus, pour la récupérer. J’avais l’impression de jouer dans un mauvais film de gangsters.
Les moments bien involontaires d’attente sont partout. S’ils forgent la patience, ils ne sont pourtant pas des raisons de se plaindre. C’est un privilège de pouvoir perdre son temps à l’autre bout du monde.