Climat toxique dénoncé à Radio-Canada Québec

Au moins une vingtaine d'employés auraient quitté la station du 888 de la rue Saint-Jean pour fuir cet environnement jugé malsain au cours des dernières années.

Insultes, commentaires dégradants, attitudes méprisantes, langage ordurier, favoritisme, manipulation, mensonges, propos discriminatoires, manque de respect; ce sont les termes employés dans un rapport récemment soumis à la haute direction par le Syndicat des travailleuses et travailleurs de Radio-Canada pour décrire l'ambiance de travail de la station d'ICI Québec.


La liste des récriminations envers les quatre principaux cadres de la capitale est longue, faisant le portrait peu glorieux d'un climat de travail «toxique», qui perdurerait à l'interne depuis déjà plusieurs années.

Le Soleil a effectivement mis la main sur ce rapport étoffé, rédigé à partir des témoignages de plus d'une trentaine d'employés de la station de Radio-Canada à Québec. Nous avons par ailleurs recueilli les confidences d'une douzaine d'employés et ex-employés qui disent avoir subi ou subir encore de tels traitements, ou en avoir été témoins. Au moins une vingtaine d'employés auraient quitté la station du 888 de la rue Saint-Jean pour fuir cet environnement jugé malsain au cours des dernières années.

Informée de notre enquête, la direction a fait savoir qu'elle prend la situation au sérieux et qu'elle a entrepris «un processus de conciliation-discussion» avec les employés de la station afin de clarifier la situation et de trouver des pistes de solution. Elle nie toutefois en bloc l'existence d'un «climat toxique» à la station de Québec.

Les reproches adressés remontent aux années de règne de Jean-François Rioux, nommé directeur de Radio-Canada à Québec en 2010. La situation aurait perduré et se serait même amplifiée, aux dires du syndicat, depuis l'arrivée en fonction de sa successeure Véronique Lessard, nommée à ce poste en 2018 après avoir dirigé l'information et la programmation. Le rapport parle aussi de reproches à l'endroit du premier chef de la production et du contenu, André Duchesneau, du directeur technique, Daniel Harvey, et de la chef de l'information et de la programmation, Caroline Gaudreault, tous encore en poste.

Toutes les personnes qui ont témoigné tant auprès du syndicat que du Soleil ont voulu conserver l'anonymat de peur de représailles de la direction. Elles ont révélé et nous ont répété avoir été victimes ou témoins de commentaires dégradants de la part de Véronique Lessard, notamment sur leur look, leur coiffure, leur tenue vestimentaire et même leur poids. La plupart de ces remarques ciblaient des femmes.

Exemples de telles remarques jugées inappropriées et qui ont été rapportées au Soleil par des employés: «T'as pris du poids, fais attention!» Toujours sous le couvert de l'anonymat, un autre témoin nous a indiqué au mot à mot qu'en pleine réunion, un jour, Mme Lessard aurait lancé à un employé en présence de collègues: «Ton topo d'hier, c'était de la câlisse de marde!» Et encore: «Va faire ajuster ta médication!» aurait-elle suggéré à un employé à une autre occasion, nous a répété une source. Mme Lessard aurait aussi déjà reproché à une employée de «marcher trop la tête en l'air et les seins sortis» devant les caméras.

Toujours lors de réunions, des témoins nous ont raconté avoir vu Véronique Lessard imiter des employés absents en gesticulant de manière ridicule. Selon ces mêmes témoins, il n'était pas rare de l'entendre dénigrer à haute voix le travail de membres du personnel. Ils ajoutent qu'à une autre occasion, elle aurait traité un employé de «bedonnant» et de «lâche» devant d'autres personnes. Elle peut être «écrasante, cassante et humiliante», affirme une autre source.

Complètement ignorés

Le concept de «traitement d'invisibilité», identifié en ces mots par les employés, revient constamment dans les témoignages. Ainsi, un employé peut se voir complètement ignoré par un ou des membres de la direction, du jour au lendemain, sans en connaître la raison. Leur patron cesse tout simplement de leur adresser la parole et même de les regarder; ils n'existent plus. Le procédé peut durer des semaines, voire jusqu'à trois mois dans certains cas.

Plusieurs personnes nous ont indiqué avoir eu droit à ce traitement au retour d'un congé de maladie ou à la suite d'un désaccord. De plus, elles nous ont affirmé avoir constaté un manque total de compassion à leur égard de la part de la direction et que cette réaction patronale installe un climat de méfiance entre les employés, qui en finissent par se croire incompétents.

De l'avis de tous les témoins avec qui nous avons pu parler, la direction ne semblerait y voir aucun problème et agirait en toute connaissance de cause, notamment en raison des succès d'auditoire sans précédent de la station; à la télé, Le téléjournal Québec de 18h affiche des sondages exceptionnels, saison après saison, alors qu'à la radio, la matinale de Claude Bernatchez, Première heure, bat la compétition.

Pour plusieurs de ces témoins, et tel qu'on le note dans le rapport déposé par le syndicat, cette méthode de gestion aurait coïncidé avec l'arrivée en fonction de Jean-François Rioux à la direction. «C'était le grand manitou, c'était lui qui donnait le ton», nous dit une source. Spontanément, des employés interrogés nous ont confié que Véronique Lessard répète à qui veut l'entendre: «Jean-François Rioux me l'a dit: je ne suis pas là pour aimer les employés, je suis juste là pour les gérer.»

De l'ensemble des témoignages colligés par Le Soleil, mais aussi contenus dans le rapport du syndicat transmis à la haute direction de Radio-Canada, un point revient souvent, exprimé de diverses façons, soit l'apparente volonté de la direction de liguer les collègues les uns contre les autres. Par exemple, des témoins nous ont déclaré que les rencontres privées avec l'actuelle chef de l'information et de la programmation, Caroline Gaudreault, «finissent toujours dans une séance de bitchage» contre d'autres collègues. «Quand t'es pas dans la gang, t'es bonne pour boucher des trous et on te le fait sentir», nous a confié une source. «Moi je sais quand ma cote est bonne ou pas, juste comment les autres employés sont avec moi», nous a dit une autre. «J'ai vu des employés se faire traiter de stupides, de caves, faire rire d'eux, se faire sacrer après», a poursuivi cette même source.

Plusieurs des personnes qui se sont confiées à nous en sont venues à penser que ces comportements étaient normaux de la part des patrons et qu'elles devaient accepter la situation. L'enquête publiée dans La Presse en septembre dernier, faisant état d'un «régime de terreur» dans la salle des nouvelles de TVA à Montréal, a cependant motivé plusieurs de ces personnes à témoigner de ce qu'elles vivaient ou de ce qu'elles avaient vécu auparavant.

Beaucoup d'employés qui nous ont livré leur témoignage nous ont par ailleurs spontanément confié qu'ils aimaient Radio-Canada et qu'ils étaient fiers d'y être associés avant que ce climat ne vienne assombrir leur quotidien. La majorité de ces personnes ont avoué connaître depuis ces événements des épisodes d'anxiété ou de trouble de panique; certaines ont dû entreprendre une thérapie. «Chaque fois que je passais devant son bureau, j'avais le cœur qui me débattait. Il m'est arrivé de faire des crises de panique», confie l'une de ces personnes, en évoquant le bureau de Véronique Lessard.

L'ensemble des employés et ex-employés à qui nous avons parlé ont avoué n'avoir jamais connu ailleurs une atmosphère de travail aussi mauvaise qu'à la station de Québec.

Le harcèlement, pas toléré à Radio-Canada

Informé de notre enquête, le service des communications de Radio-Canada à Montréal nous a répondu par courriel que la direction avait bel et bien reçu un rapport du syndicat et qu'elle avait entrepris un processus de conciliation-discussion. «Il est trop tôt pour envisager s'il faut apporter des correctifs. Ceci dit, il est clair que nous n'attendrons pas la fin du processus pour apporter des ajustements si nécessaire», nous a affirmé Julie Racine, chef de la promotion et des relations publiques à Radio-Canada.

Une semaine plus tôt, Marc Pichette, premier directeur de la promotion et des relations publiques, nous avait référé aux politiques du diffuseur public, selon lesquelles «la discrimination, le harcèlement (y compris le harcèlement sexuel), l'intimidation et la violence au travail ne sont pas tolérés à CBC/Radio-Canada». On peut aussi y lire qu'«il est important de ne pas passer sous silence les comportements inappropriés dont vous êtes témoin ou victime.» Pourtant, toujours selon nos sources, des gens de la station de Québec se seraient adressés au service des ressources humaines de Radio-Canada pour formuler leurs plaintes, mais n'ont jamais même obtenu d'accusé de réception et encore moins de réponse.

Lorsque nous l'avons interpellée au sujet de ce dossier, la Commissaire aux valeurs et à l'éthique de Radio-Canada, Diane Girard, n'a pas souhaité commenter. «Pour des motifs de confidentialité et d'intégrité de nos processus, la Commissaire à l'éthique ne peut commenter des allégations concernant les employés de CBC/Radio-Canada», nous a-t-elle répondu par courriel. Puisqu'un processus de conciliation-discussion est en cours, le président du Syndicat des travailleuses et travailleurs de Radio-Canada, Pierre Tousignant, a préféré attendre avant de commenter.

Dans une note interne envoyée mardi et dont nous avons obtenu copie, la directrice de Radio-Canada à Québec, Véronique Lessard, a informé le personnel qu'elle portait une attention particulière aux «éléments avancés» dans le document transmis par le syndicat, portant sur le climat de travail. «Je peux vous confirmer qu'après différentes consultations avec le syndicat, il a été convenu d'entamer un processus de conciliation-discussion entre les différentes parties pour comprendre la situation, discuter de pistes de solution et élaborer un plan de travail. C'est une conversation que nous aurions, de toute façon, voulu entamer avec chacun d'entre vous et qui se poursuivra au cours des prochaines semaines», poursuit la directrice dans ce mémo.

Or, dès le lendemain, mercredi matin, le Syndicat des travailleuses et travailleurs de Radio-Canada a précisé dans un message à ses membres que ces discussions excluaient la direction locale de la station de Québec: «il ne nous semble pas approprié d'être en contact direct avec eux puisqu'ils sont directement mis en cause», peut-on lire dans cette note.

«Je ne dégrade pas les gens»

Jointe au téléphone, Véronique Lessard a paru très étonnée lorsque nous lui avons fait part des allégations à son endroit. Elle nie catégoriquement s'être montrée grossière avec le personnel ou avoir ignoré des employés. «Je ne dégrade pas les gens, je les estime, je les aime, je les inspire. Est-ce que je suis parfaite? Non», nous a-t-elle dit.

Mme Lessard nie également qu'un climat de travail toxique se soit installé à la station de Québec, même si elle prend acte des critiques sur ses méthodes de gestion. «Personne ne fait l'unanimité dans la vie. Une fois qu'on a compris ça, on fait face à la musique et on va aller au fond des insatisfactions des gens qui soulèvent ça.» De leur côté, Jean-François Rioux et Caroline Gaudreault n'ont pas voulu commenter.

Aucun témoin n'a voulu être identifié dans ce reportage. Tous ceux qui se sont confiés à nous ont dit craindre des représailles de leurs patrons à leur endroit où à celui de leurs collègues encore en place, et ont insisté pour qu'aucun événement précis ne permette de les identifier. Afin de protéger ces sources, nous avons omis de mentionner plusieurs incidents tout aussi accablants. Une phrase est revenue souvent durant les conversations: «Tout le monde a peur».