Chronique|

Bol de nostalgie pour jazzer les blues

Ce groupe de jeunes inconnus s’est précipité pour prendre une photo avec moi devant le Temple du Ciel, à Pékin. À ce jour, cette image demeure une de mes préférées parmi toutes celles provenant de mes voyages.

CHRONIQUE / Août 2012. Corps et âme en bataille. Les paysages de l’autoroute 10 défilaient comme la vie en fast-forward. Le corps à 110 km/h. La tête encore en apesanteur. Il est étrange ce sentiment de ne plus être à l’intérieur de soi, d’être complètement déconnecté des mouvements de ses doigts, de parler sans vraiment savoir d’où viennent les mots qu’on s’entend dire.


Je m’étais arraché à des mois de vagabondage. Volontairement. Parce que toute bonne chose a une fin. Surtout les bonnes.

Ça m’avait fait le choc du cœur qui s’arrête quand on se lance dans un bain polaire, par -20 degrés Celsius. J’avais eu ce sursaut qui dure toujours, quand on tombe en rêve, pourtant bien allongé dans notre lit. Le temps d’un battement de cil. L’impression d’y avoir laissé toute une vie.

L’eau glacée, elle saisit pour peu qu’on en sorte rapidement, pour peu qu’on lui refuse qu’elle nous emporte.

Revenir au monde, au mien, à celui d’où je viens, vingt pays plus tard, 72 villes plus tard, une trentaine de trajets en avion plus tard, signifiait paradoxalement être privé de ma liberté, confiné dans ma vie d’avant, d’où je ne voyais plus l’horizon 24 h sur 24. Parce qu’il faut bien les vaincre, les blues, on m’a conseillé de reconstruire ma liberté en souvenirs, de repeindre un horizon sur mes quatre murs et de me remémorer les couchers de soleil du Wadi Rum ou l’aube colorée de Buenos Aires.

Vaincre le deuil d’une vie en bourlingue, c’est bricoler des albums de photos, préparer des conférences pour se raconter, prendre la plume pour aligner 1000 mots qui vaudront bien une belle image. Ce qui n’existe plus peut encore nous faire sourire pour autant qu’on accepte de se souvenir, qu’on étreigne un peu l’intangible, qu’on ferme les yeux et qu’on sente encore une fois le fumet de la pho de Saïgon, les remugles des moisissures dans les matelas en plein air de la jungle de Chiang Mai, les effluves des fioles de parfum de la médina à Tunis.

Après le rêve des destinations qu’il me tarde de visiter, quand le confinement ne sera qu’une histoire endormante qu’on racontera à nos enfants ou à ceux qui viendront après eux, j’ai trempé les lèvres dans un bol de nostalgie, bien volontairement, pour jazzer mes blues. Pour éviter de sombrer dans un grand bain de glace de janvier. J’ai sorti les albums de 2012 en me disant que je n’avais jamais réellement terminé mon projet amorcé cette année-là. Je m’étais promis d’assembler un album par année pour que mes meilleurs moments, mes plus belles rencontres, tiennent dans quelques dizaines de pages colorées. Du même coup, j’aurais rendu complètement obsolètes les milliers de clichés qui dorment sur mes disques durs. J’aurais déjà imprimé le plus beau. Mais la paresse m’a retenu de le faire.

Si le confinement se prolonge, peut-être que j’enfermerai 2013, 2014 et 2015 aussi dans des grands livres à la couverture cartonnée. En attendant, je peux encore tenir 2012 dans mes mains. En feuilletant cette année-là comme on parcourt les pages d’un calendrier, j’ai souri. J’ai oublié que je ne sortais plus pour éviter le virus. J’ai surtout entendu l’écho du gamin en moi qui riait des plus vieux quand ils se racontaient un ton nostalgique. Mes yeux se sont plissés à ce son-là.

Sur le papier glacé, j’ai vu le temps. Le temps parti avec ma naïveté. Le temps qui fait son œuvre, qui transforme les enfants d’hier en parents d’aujourd’hui.

Pendant un instant de nostalgie, je me suis rappelé cette randonnée dans la forêt et la campagne de Chiang Mai, en Thaïlande.

Je me suis souvenu cette randonnée que j’avais terminée à l’hôpital, en Thaïlande. Au campement, un soir, nous nous étions assis en cercle pour un jeu qui ne nécessitait pas que nous parlions la même langue. Nous étions de partout. Nos mimes nous ont fait rire en anglais, en néerlandais, en français aussi. Jonno, un diminutif australien pour Jonathan, s’était joint à nous après avoir égaré son groupe. Pas mal, un Australien qui sème son guide dans une jungle au cœur de l’Asie. Aujourd’hui, Jonno, il produit des films à Melbourne. Il est acteur aussi. Je me le suis annoncé à moi-même, avec la fierté d’un grand qui voit son petit frère faire ses premiers pas. J’ai eu le sourire ému.

J’ai revu le visage d’Andy, un Anglais, qui prouvait que l’humour, lui, a une langue. Ses négociations loufoques avec des marchands de pacotille à Pékin m’avaient fait m’esclaffer aux limites de la politesse. Au restaurant, il mimait les animaux pour savoir quelle viande on cherchait à nous servir. Sur Facebook, je l’ai vu se marier. J’ai vu la binette de son fiston tout neuf. « Lui, il s’est marié et a maintenant un fils », que je me suis répété, réalisant que je serais un père bien ennuyant si je devais un jour raconter toutes ces rencontres à mes enfants.

Aux pixels gris de la Grande Muraille, j’ai fermé les yeux et ressenti le brouillard qui enveloppait ce jour-là le monument que j’avais tant rêvé de gravir. J’ai ressenti un instant l’essoufflement de monter ses centaines de marches, parfois abruptes et inégales, et les papillons de la descente, en toboggan, pour retrouver la terre ferme.

J’ai pointé tous ces couples, tellement amoureux, qui parcouraient le monde en symbiose. « Ils se sont séparés. Et eux aussi », que j’ai dit en voyant leur binette souriante au bout de mes doigts. Bien entendu. En 2012, ils n’étaient que des gamins.

En Chine, je suis resté scotché à cette image d’une dizaine de jeunes qui, en me voyant prendre la pose devant le Temple du Ciel, ont voulu immortaliser l’éphémère. Ils se sont joints à moi, se sont assurés que nous sautions tous au même moment pour nous imprimer sur une même seconde. Le bonheur, c’est aussi l’insignifiance de l’inattendu. C’est un autre souvenir n’était rattaché qu’à un claquement de doigts pendant lequel la postérité s’est alourdie d’une autre photo. De quinze années à parcourir le globe, ce cliché-là demeure parmi mes favoris.

Mon cœur s’est attendri en apercevant Kelly et ses cheveux tressés devant la baie à Ha Long, au Vietnam. Je l’avais revue quelques mois plus tard, à Buenos Aires, presque par hasard. Nous en avions fait du chemin entre ces deux villes. Plus calmes, plus posés, étrangement plus matures, nous nous étions retrouvés en prenant des nouvelles, comme si des années avaient passé.

Justement, presque neuf ans ont passé. Et j’ai eu envie de prendre des nouvelles. Facebook ne la trouvait plus. Google ne la reconnaissait pas tellement non plus. J’ai à tout le moins téléchargé son album sur iTunes.

Quand on veut oublier qu’un virus nous condamne à la sédentarité, il est de ces moyens pour voyager quand même. Notre cœur, de battre, peut s’arrêter un instant à force de trop sourire, à force de se remémorer, plutôt que parce qu’on a l’impression de tomber.