Bien que la nature de l’épidémie de rougeole de 1714-1715 soit peu documentée, les récits contemporains rapportent abondamment la gravité de la maladie qui frappe alors la Nouvelle-France. Selon la chronique de l’Hôtel-Dieu, elle infecte tout le monde, y compris les religieuses travaillant à l’hôpital de Québec, qui tombent presque toutes malades. Néanmoins, elle s’avère particulièrement fatale chez les enfants de moins de 15 ans.
Après une période latente variant de 5 à 10 jours pendant laquelle l’infection se développe, l’individu victime du virus tombe malade. Lorsqu’il meurt, ce n’est pas à proprement dit de la rougeole, mais des complications liées à celle-ci. Comme son système immunitaire est devenu déficient, il est très sensible aux complications liées à la diarrhée grave et à la pneumonie.
L’origine exacte de l’épidémie reste inconnue. Néanmoins, la ville de Boston est frappée par une épidémie similaire entre l’été 1713 et janvier 1714. L’épidémie se propage ensuite en février 1714 dans les colonies de New York, du New Jersey, du Connecticut et de la Pennsylvanie. Or, la description des symptômes de cette épidémie touchant la Nouvelle-France en 1714 correspond à ceux observés dans les colonies américaines de l’époque. Il est donc normal de présumer que la Nouvelle-France est frappée par la même maladie.
Comme pour l’épidémie de variole de 1702, l’épidémie de 1714-1715 se propage par l’entremise d’Autochtones qui transitent généralement entre les colonies américaines et la vallée du Saint-Laurent par le fleuve Hudson, le lac Champlain et la rivière Richelieu. En effet, l’épidémie apparaît d’abord dans la région de Montréal et les paroisses environnantes au début de l’été 1714. Elle atteint ensuite le centre de la vallée du Saint-Laurent et Québec à l’automne 1714 et à l’hiver 1714-1715. En tout, l’épidémie dure 15 mois.
Les données démographiques sont essentielles pour comprendre l’ampleur de l’épidémie. Par exemple, le registre de la paroisse de Notre-Dame-de-Québec recense 159 décès en 1714, comparativement à une moyenne de 86 pour les années précédentes, soit une augmentation de 85 %. De même, le nombre d’enterrements pour toute la colonie se chiffre à 964 en 1714, comparé à une moyenne annuelle de 541, soit ici encore une croissance de 78 %.
Toutefois, ces registres ne fournissent pas d’information concernant la proportion de décès due à la rougeole. Néanmoins, un changement notable dans les taux de mortalité est survenu dans la seconde moitié de 1714, alors que ceux-ci se maintenaient durant la première moitié de 1714 dans la moyenne des années précédentes. Cette soudaine augmentation correspond à l’éclosion de l’épidémie.
Selon leur profil épidémiologique, les Canadiens, comme leurs confrères américains, sont en très meilleure santé que leurs homologues européens. Aussi, leur espérance de vie est beaucoup plus grande. Par exemple, l’espérance de vie en Nouvelle-France est de 40 ans, alors qu’elle est de moins de 28 ans pour les hommes et de 30 ans pour les femmes en France.
En dépit de l’apport restreint de l’immigration dans la croissance de la population de la Nouvelle-France, celle-ci double tous les 30 ans grâce à un haut taux de naissance. Ce dernier se situe à 2,5 % grâce à un taux de fécondité de 9,2 enfants par femme dans la colonie.
Le taux de mortalité des enfants de moins de 15 ans est estimé à 5,3 %, représentant ainsi 60 % de tous les décès survenant en Nouvelle-France en 1714-1715. La rougeole aurait emporté 4,3 % des nourrissons, alors qu’elle tue 7,8 % des enfants d’un à quatre ans et 6,5 % de ceux de cinq à quinze ans. Les nourrissons sont moins touchés, parce qu’encore dépendants du lait maternel. Ils sont ainsi mieux protégés contre les infections par le système immunitaire de leur mère.
Toutefois, le taux de mortalité infantile varie aussi grandement selon les régions. En effet, la rougeole emporte 18,2 % des enfants à Québec. Les régions rurales de l’est de la vallée du Saint-Laurent suivent avec 10,1 %. Par contre, Montréal se distingue par un taux de décès de 7,7 %. Dans les régions rurales du centre et de l’est de la vallée du Saint-Laurent, les taux de mortalité infantile ne sont respectivement que de 4,8 % et de 3,9 %. En moyenne, les jeunes enfants de Québec et de l’est de la vallée du Saint-Laurent sont plus susceptibles 2,3 fois plus de mourir de la rougeole que ceux vivant dans la région de Trois-Rivières ou dans celle de Montréal.
Par ailleurs, la Nouvelle-France aurait dû normalement éviter d’être frappée par l’épidémie de rougeole en 1714. Pour se propager et devenir endémique, cette maladie a besoin habituellement d’une importante concentration de population, soit environ 250000 habitants. Or, en 1714, la vallée du Saint-Laurent enregistre une faible population de seulement 24 500.
Toutefois, certains historiens notent que le mauvais climat a précédemment causé de mauvaises récoltes. Des pénuries alimentaires ont pu ainsi engendrer la malnutrition dans toute la colonie, ce qui pourrait expliquer l’ampleur que l’épidémie a prise. Néanmoins, les régions de Québec et de l’est de a vallée du Saint-Laurent sont particulièrement désavantagées et plus vulnérables par rapport à la région de Montréal, qui bénéficie de terres plus fertiles et plus faciles à cultiver.
Comme la plupart des colons ont été antérieurement peu exposés aux épidémies de rougeole, ceux-ci possèdent peu d’anticorps pour se défendre contre cette maladie. Toutefois, les personnes en bonne santé, comme cela est le cas généralement de la population de la Nouvelle-France, meurent peu de la rougeole. Par contre, ce n’est pas le cas en 1714-1715, alors que la population souffre de malnutrition.
Gilles Vandal est historien de formation et professeur émérite à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke.