Chronique|

«On est restés très stricts»

Lionel Carmant, ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux

CHRONIQUE / Depuis le début de la pandémie, la Direction de la protection de la jeunesse a dû composer avec de nouvelles réalités, entre autres une diminution du nombre de signalements et le risque de contagion à l’intérieur des centres jeunesse et des autres ressources d’hébergement. Lionel Carmant, ministre responsable de la DPJ, a répondu à nos questions pour faire le point.


Q Monsieur le ministre, pouvez-vous me donner l’état des lieux dans le réseau par rapport à la COVID-19 ?

R La situation est très bonne. On a autour d’une vingtaine de jeunes infectés dans les centres jeunesse, pour les préposés un peu plus, mais il n’y a pas eu d’éclosions nulle part, seulement des cas isolés. Au niveau des RI [ressources intermédiaires] et des RTF [ressources de type familial], les données sont plus difficiles à obtenir parce qu’elles sont confondues avec les personnes âgées et c’est plus complexe à défricher. Mais on sait que dans les RI, il y a eu des infections*.

Q Combien de jeunes et d’intervenants ont-ils été touchés?

R Dans les centres jeunesse, en date du 21 avril, trois cas confirmés, six cas en investigation, 22 cas suspectés. Pour les intervenants c’est à peu près la même chose, une trentaine.

Q Quelles sont les mesures qui sont prises dans les centres jeunesse ?

R Dès le 16 mars, j’ai parlé à tous les DPJ [directeurs de la protection de la jeunesse], on a développé un plan clair pour accueillir des jeunes en suspicion. Chaque centre a un site désigné pour les jeunes qui sont infectés et il y a une zone tiède. La raison pour laquelle on a fait ça c’est qu’on s’est dit que ce serait impossible de laisser les jeunes en isolement dans leur chambre. J’en ai visité des centres jeunesse, des toutes petites chambres avec rien pour les distraire.

Q Comment est le moral des troupes?

R Je parle chaque semaine aux DPJ et on a des contacts avec les ordres professionnels. Je pense qu’on a fait des gains significatifs pendant la pandémie au niveau de la priorisation de la protection de la jeunesse. Dès le début, dès le 16 mars […] on a délesté des activités en première ligne, incluant le programme Agir tôt, pour replacer ce monde-là en protection de la jeunesse. Donc il y a plus de monde en protection de la jeunesse qu’avant, ça c’est quelque chose qui a aidé le moral du monde, c’est  leur charge de travail qui est améliorée. […] Ce qui a été plus difficile ça a été les mesures de télétravail et les équipements, mais là c’est réglé, on a les équipements, les gens savent que c’est un service essentiel. Il y a encore quelques cas isolés qui nous sont rapportés, de gestionnaires qui insistent encore pour faire des réunions à six dans la même salle, mais c’est vraiment une minorité. On avait pris l’initiative dès l’an passé de demander que tous les intervenants soient capables de travailler en mobilité avec un cellulaire ou avec une tablette, ça a facilité beaucoup le télétravail pour eux.

Q Et ils passent moins de temps dans les tribunaux…

R Oui, mais ça va être un problème quand ça va rouvrir, mais pour le moment, effectivement, ça facilite leur travail.

Q Quelles mesures prises pour identifier les enfants qui ont besoin d’aide?

R La première chose qu’on a fait pour resserrer le filet social, c’est d’améliorer la collaboration avec les organismes communautaires pour les familles, ça a été les premiers à embarquer, ensuite on a fait embarquer les centres de pédiatrie sociale, les professeurs des écoles également, ensuite on a renforcé le financement à Tel-jeunes et à la ligne parents pour nous permettre de faire un lien plus clair avec la DPJ. On a eu une baisse de signalements, mais on s’assure de garder le filet social le plus serré possible et on demande à tout le monde d’appeler le plus rapidement possible. […] Une des choses qu’on va faire bientôt c’est qu’on va envoyer à tout le monde un dépliant rappelant l’importance d’avoir l’œil ouvert pour la maltraitance et expliquant les démarches qu’il y a à faire si on veut signaler quelqu’un. C’est une première au Québec, les fonctionnaires nous ont dit que ça n’avait jamais été fait. Ça va être fait la semaine prochaine.

Q Et la surveillance se fait sous quelle forme, comment on s’assure d’être au fait de la situation de l’enfant ?

R Majoritairement, ça se fait par des contacts téléphoniques, aussi par des téléconsultations avec le vidéo en plus pour voir l’état des lieux. Il y a encore certains intervenants de la pédiatrie sociale qui sont sur le terrain, mais ce n’est pas comme l’école c’est sûr, et c’est notre inquiétude de tous les jours. C’est pour ça qu’on a insisté pour que le répit à domicile puisse inclure les jeunes en difficultés et là, on vient de demander aux organismes communautaires de reprendre le répit en institution dès la semaine prochaine pour permettre à ces parents-là de souffler.

Q Qu’en est-il de la possibilité de sortir des jeunes des centres, ceux entre autres qui avaient amorcé un retour dans leur famille ? 

R Je reçois beaucoup d’avis de parents qui nous trouvent très stricts à propos de nos limitations de visitation. […] Dès qu’il y a eu de la contamination communautaire, en date du 19 mars, on a mis des restrictions très strictes aux droits de visite. Depuis, quand on a vu que le confinement allait durer plus que deux semaines, on a un petit peu assoupli les règles pour ceux qui avaient des craintes par rapport à un trouble d’attachement ou pour les enfants de moins de deux ans, évidemment toujours en suivant les règles de la santé publique. […] On a été très stricts, on a vraiment limité toutes ces activités-là, mais je pense qu’on voit le résultat au niveau du faible taux de contamination. 

Q Je parlais de sortir complètement un jeune, ce qui ne poserait pas de risques de contamination ?

R C’est la même décision, on n’a pas pris de risques. S’ils les prennent, ils ne peuvent plus les ramener, c’est comme pour les CHSLD, on ne les laisse pas sortir. Et je comprends la frustration de nombreux parents, mais c’est une décision de santé publique qu’on a prise et tant que la santé publique nous demande d’être vigilant, on va le rester.

Q Que se passe-t-il dans les cas de fugues ?

R Il y a un protocole pour ces cas-là. On n’a pas de protocole d’isoler le jeune dans sa chambre, c’est pourquoi on a un protocole de zone tiède où l’enfant a accès aux aires communes, mais différemment du reste du groupe pendant une période pour s’assurer que les symptômes ne se développent pas. On me dit qu’au début les fugues étaient quand même fréquentes comme d’habitude, mais que depuis les dernières semaines ça semble diminuer, un peu paradoxalement, je ne m’attendais pas à ça. 

Q On me dit qu’il y a des problèmes d’accès aux technologies pour les contacts à distance, que des parents n’ont eu aucun contact, même virtuel, avec leur enfant depuis le 13 mars. Qu’est-ce que vous faites pour ça ? Êtes-vous au courant ?

R Oui, bien sûr. Nous, on avait demandé aux centres jeunesse de se procurer des tablettes, mais comme vous le savez, ça peut prendre un certain temps. Et puis devant les délais qu’on a vus, on a contacté le groupe Videotron qui a annoncé hier le déploiement de 500 téléphones intelligents dans chaque unité de centre jeunesse pour permettre justement de favoriser ces contacts-là.

Q Ça fait quand même plus qu’un mois, presque un mois et demi, ce n’est pas long pour avoir une tablette ?

R Oui, mais le processus d’achat c’est quelque chose d’assez particulier… Quand on achète des choses, ce n’est pas comme aller au Best Buy, c’est vraiment long. Moi aussi je pensais que ça pourrait se faire plus rapidement. Certains centres jeunesse ont pu profiter du fait qu’ils avaient des fondations, donc ils ont eu accès à des tablettes plus rapidement, mais malheureusement dans d’autres ça n’a pas été fait. La demande a été faite dès la deuxième semaine. Dès qu’on a su que le confinement allait se prolonger, j’ai fait la demande. Et c’est mon équipe qui est allée chercher Vidéotron pour faire un lien avec eux, c’est pour vous dire…

Q Qu’est-ce qui va rester de la crise ? Le système en ressortira-t-il changé ?

R J’attendais votre question! Ce qu’on a profité pour faire pendant la pandémie, c’est trois choses que j’avais faites dans les CISSS et les CIUSSS où ça n’allait pas très bien et là, on l’a généralisé à tout le monde. La première chose c’est quand un enfant est suivi en première ligne et qu’il est déclaré à la protection de la jeunesse, l’instance qui l’a signalée reste dans le dossier et comme ça, ça facilite la transition, ça fait qu’il peut retourner par la suite, ça fait qu’il n’y a plus d’enfants qui se perdent par exemple quand le signalement n’est pas retenu. Deuxième grosse avancée, on a élargi le rôle du programme CAFE - Crise ado famille enfance – des gens qui interviennent dans les 24 heures sept jours sur sept quand il y a une crise. C’est une façon d’intervenir rapidement, ça permet d’éviter les listes d’attente et on pense qu’on peut régler rapidement des situations aiguës et éviter que, pour un premier signalement, ce soit la DPJ qui entre dans la vie des familles. On aimerait bien mieux que ce soit la première ligne. 

Le troisième gros point, c’est quelque chose que j’ai profité pour faire en enlevant les ressources d’Agir tôt, vous savez les 400 physios, ergo, psychologues tout ça… on les a mis au service de la DPJ. Et c’est quelque chose qui va rester après, les consultations pour la DPJ vont rester priorisées autant que possible et ça va être un gain majeur pour la suite des choses. […] Par exemple si on a un enfant qui a un retard de langage et que ça cause un signalement, bien cet enfant-là il doit être vu plus vite qu’un autre, c’est du gros bon sens. Il n’y avait pas de directives claires là-dessus avant, et ça va être maintenu après la pandémie. C’est là même chose pour les chicanes familiales, on pense que ça peut se régler en dedans de 24 heures avant qu’il n’y ait un signalement et que ça entre dans toute la machine sans qu’il n’y ait judiciarisation.

Q Par rapport à la judiciarisation justement, pensez-vous faire quelque chose ?

R Le travail que je fais avec mon équipe, c’est sur la mise en œuvre du programme Ma famille, ma communauté qui existe dans certaines régions, en Abitibi surtout où ça fonctionne très bien et depuis longtemps. Ça permet aux gens d’avoir des interventions volontaires et non judiciarisées.

Q Il n’y a pas déjà des mesures volontaires proposées dans le processus de la DPJ ?

R Oui, par un intervenant de la DPJ. Ce que ça donne Ma famille, ma communauté, c’est qu’on vérifie avec la famille élargie, on vérifie avec la pédiatrie sociale, les organismes communautaires famille, les centres d’amitié autochtones, donc tous les organismes qui peuvent venir en aide avant l’intervention de la DPJ.

Q Vous voulez qu’il y ait moins de DPJ ?

R Oui, comme on voulait le faire depuis le début. Et les choses vont être beaucoup plus faciles à mettre en place parce qu’avec cette augmentation de personnel, on a beaucoup réduit les listes d’attente.

* L’attachée de presse du ministre a fourni ces chiffres après l’entrevue : parmi les 37 000 usagers des RI et des RTF, 245 cas de COVID sont confirmés ou suspectés, la majorité sont des personnes âgées.