On est tous un ouragan qui renverse des inconnus, autant que nous nous noyons dans l’écume des vagues que d’autres provoquent du moindre sourire. Quand on met sa vie dans un sac à dos, sur les roulettes d’une valise souvent aussi lourde que notre cœur angoissé de partir, on change le monde comme si on écrivait notre nom dans l’écorce d’un grand arbre. Au canif ou au couteau suisse. Avec ou sans le cœur autour, c’est selon.
Partir m’a appris à dire merci. Merci en plusieurs langues, de gracias à danke, de tak à arigato. Merci, surtout, à la fin de chaque année, pour ceux qui m’ont accueilli, qui m’ont offert leur oreille, leur sensibilité, leur sagesse, leur divergence d’opinions. Merci, c’est ma tradition pour souhaiter la bienvenue au Nouvel An en même temps que je salue ceux qui ont navigué mon océan dans les 52 précédentes semaines.
J’ai cru qu’il fallait leur dire. Qu’il fallait leur signaler qu’ils avaient laissé un peu du leur dans la vie d’un autre, souvent en n’étant rien de plus que ce qu’ils sont toujours : eux-mêmes. Et à l’occasion, le boomerang revient me frapper derrière la tête, ou en plein front, comme le ressac de la vague que j’avais soufflée vers l’horizon.
C’est arrivé quand j’ai salué l’intelligence et l’ouverture d’un Australien qui m’avait fait la conversation sans trop d’introduction. Nous avons palabré bien après que le sablier de la conversation eut laissé tomber son dernier grain. Trois, quatre heures dans une vie, sur une terrasse d’hôtel, à parler de tout, mais surtout de rien.
J’avais aimé sa vivacité, son ambition, ses histoires sur son métier de comédien. C’était un mois de janvier. J’ai lancé quelques bouteilles à la mer en cours d’année, sans réponse. L’océan, c’est long à traverser pour une bouteille…
J’ai enroulé le dernier bout de parchemin dans un courriel un 31 décembre, avec tout ce que je pensais de bien de toutes mes amitiés nouvelles. Le boomerang m’est revenu trois ou quatre jours plus tard, juste en haut du sourcil gauche. Saisissant ma bouteille comme une bouée, il avait fait un pied de nez à une dépression qui le clouait au lit. Un simple merci l’avait forcé à se lever et à sortir de chez lui. Son merci était aussi sincère que le mien.
Blâmons le poids des années, malgré les périples qui s’enchaînent, je me transforme en ermite. Je vais à la rencontre des autres, de leur culture, de leur pays, mais je me tiens de plus en plus solidement debout face aux ouragans. En fin d’année, j’ai moins de mercis à envoyer, mais il s’agit de merci de plus grande qualité. En échange, je revisite les horizons qui m’ont soulevé de terre par le passé.
En ce dernier calendrier, je réalise avoir abondamment retrouvé ceux ayant changé mon monde, ébranlé mon univers. Ainsi suis-je retourné au Mexique pour voir l’union de Dalia et de Christophe sur la plage de Puerto Morelos. J’étais là quand leurs yeux se sont verrouillés les uns aux autres, dans une voiture entre Valladolid et Mérida, et je revenais témoigner que leur amour avait grandi d’année en année.
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Même année, autre union. Jamais je n’aurais cru, en me posant sur une terrasse d’Athènes en 2012, que j’enfilerais sept ans plus tard une tunique traditionnelle indienne pour assister au mariage de mon interlocuteur, devenu un très, très grand ami.
En 2011, à San Francisco, le défilé des champions des Giants, au baseball, avait servi de prétexte pour nouer une autre amitié. Peter ne m’a jamais remis en question. Il m’a invité chez lui à Vienne, à Zurich, à son mariage à Kiveri. Cet été, c’est avec un poupon entre les bras qu’il m’a accueilli dans sa région natale.
Tous ces gens-là ont changé le monde, le mien, en me prenant comme ça, en étant eux-mêmes, en m’invitant à prendre part aux moments les plus importants de leur vie.
Ils sont nombreux à changer le monde en partageant juste un petit bout d’eux-mêmes, comme ces Innus d’Unamen Shipu, qui m’ont accueilli chez eux cet été. Ils m’ont enseigné d’où ils viennent, m’ont parlé des traditions qu’ils ne voudraient pas voir s’éteindre, m’ont fait réaliser qu’on gagnerait à faire une plus grande place aux autochtones dans nos vies.
Dans le même sens, ils ont été deux, rencontrés sur un autre continent, à me raconter leur version de Cologne pendant un peu plus de 24 heures. Moins de deux jours pour me montrer un peu plus d’eux-mêmes à travers les coins de la ville qu’ils choisissaient de me faire découvrir. J’ai senti battre le cœur de la ville.
Et mine de rien, on change le monde quand on choisit de dormir chez l’habitant, quand on achète les produits d’artisans, pour les ramener en souvenir, plutôt que les bébelles importées. On change le monde quand on sourit à un étranger, qu’on achète de quoi manger à un enfant qui quête parce qu’il est affamé, qu’on laisse un plus gros pourboire au chauffeur de tuk-tuk qui nous a appelé Monsieur en nous tendant la main.
On change le monde, j’en suis convaincu, simplement en voyageant, en s’ouvrant aux autres, en acceptant de remettre en doute les idées qu’on se faisait d’un pays, d’une tradition, d’une religion. On change le monde en ramenant des histoires à raconter, en chérissant des amitiés d’outremer et en les faisant grandir, en propageant les versions des autres d’une histoire qu’on croit connaître par cœur. On change le monde en les écoutant. Et notre monde change aussi.
Si on ne voyage que pour raconter à ceux qui ne peuvent pas partir, déjà, on change le monde avec un peu de rêve, de tolérance, d’ouverture. Et par le fait même, notre monde change aussi.