J’ai serré la pince d’Alexandre Paquin, Louperivois de dix ans mon cadet, pour la première fois à mon arrivée à Cluj-Napoca, une ville universitaire un tantinet branchée de l’ouest de la Roumanie. En vérité, le hasard était le fruit d’une préméditation nonchalante.
Le jeune gaillard, barbu par la force du voyage, rêvait de tour du monde. Il avait le rêve tenace, comme sa préparation qui l’avait amené à lire tout ce qui s’écrit sur la blogosphère en matière de bourlingue. Dans son sac à dos, il avait emmagasiné les trucs des globe-trotters expérimentés, du choix de tissu de ses t-shirts aux médicaments qu’il trimballait par précaution.
Les poules mouillées comme moi ne se trempent que l’ongle du gros orteil lors d’une première incursion à l’étranger. J’avais choisi la France, l’Espagne, où le choc culturel se résumait à chercher la différence entre l’espagnol et le catalan. Alexandre, lui, avait plongé. Avec des amis, il s’est enlisé dans les dunes de la Namibie, a parcouru l’Afrique du Sud. L’appel de l’Europe de l’Ouest n’avait pas fait entendre sa sonnerie. Même pas fait sentir sa vibration.
Il a poursuivi en solo en Hongrie, où il a noté sur les médias sociaux que je me prenais pour Dracula vers Bucarest, dans l’État voisin. Cluj-Napoca traçait une médiane entre nos deux ancrages. Je me dirigeais vers l’ouest. Sa flexibilité l’a convaincu de sauter la frontière. Nous avons pris le risque de nous saluer, d’échanger avec l’accent québécois à l’autre bout de l’Europe.
Nous avons trouvé la poutine d’un restaurant canadien de Cluj, joué au mini-golf dans une mine reconvertie de Turda, fait un tour de chaloupe en pagayant comme des débutants en dérive au fond de la même mine et faussé compagnie à des voyageurs fêtards pour dénicher un gâteau au fromage dans un restaurant qui s’apprêtait à fermer.
Réunis par la même passion de ne pas être chez nous, de déjouer le quotidien dans une langue que nous ne comprenons pas, nous nous sommes rapidement posés sur la même longueur d’onde. Il avait planifié un an sans domicile fixe; je lui racontais mes six mois à découvrir le monde. Il se disait fasciné par l’Éthiopie, entre autres, mais prévoyait s’enligner davantage vers l’Asie. Et il était toujours prêt à chasser le dessert pour combler sa dent sucrée.
Nous étions faits du même moule et avons convenu de traverser le nord du pays en voiture de location. L’épopée ayant mal tourné, nous nous sommes plutôt envolés vers Iasi, d’où il reprendrait l’exploration solo vers la Moldavie, l’Ukraine et la Turquie. Il ne suivait déjà plus son itinéraire de départ.
Il a entendu les combats de Syrie, à Mardin, une ville du sud de la Turquie délaissée par les touristes. Alors qu’il avait oublié son passeport, les autorités lui ont demandé s’il revenait de faire le djihad.
Il a pris goût aux zones moins explorées, a succombé pour le Liban, qui me faisait de l’œil, alors que j’optais finalement pour l’Éthiopie, berceau de l’humanité dont nous avions tant parlé.
Notre rencontre remontait à trois mois, quatre au plus.
Il a pourtant repris le crayon à dessiner pour gruger encore plus dans son crédit de flexibilité. Il a traversé l’Égypte et Djibouti pour arriver en même temps que moi à Bahir Dar, en Éthiopie.
Encore des inconnus en début d’année, nous nous entendions rapidement sur les décisions qui nous feraient voir des monastères traditionnels, des lieux de pèlerinage, des églises monolithiques et des chapelles perchées à 2000 m d’altitude. Voyager avec Alexandre, c’était comme parcourir le monde avec mon double, qui confirme ou infirme mes instincts, mais qui tombe dans les mêmes panneaux que moi quand mes talents de négociateur font défaut. Même à deux, nous n’avions pas la patience longue avec les arnaqueurs.
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Les mots de toutes nos conversations, mis bout à bout, rempliraient des bibliothèques. Refaire le monde jusqu’à tard en nous plaignant de l’injera, qui ne nous faisait pas, c’était ça la vraie vie d’aventurier.
Après avoir gravi un volcan en activité, nous avons repris chacun notre chemin. Lui vers l’Asie, moi vers la maison.
Mine de rien, je m’étais fait un ami québécois que je n’avais même jamais vu ici, chez nous, mais qui venait de bifurquer deux fois pour partager des pays qu’il n’avait pas envisagés.
Il est revenu, Alexandre, avec le passeport rempli de visas. Mais le décalage horaire lui poussait dans le dos sans relâche. Tellement qu’il a repris la route, et l’avion, pour six mois supplémentaires vers là où les touristes se font rares.
Dans l’Afrique de l’Ouest, il m’a fait rêver avec ses clichés du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Ghana. Sur sa page Facebook intitulée Monsieur Voyage, il raconte la fois, au cœur d’un trajet de 32 heures de minibus, à Boké en Guinée, où des bandits ont pris d’assaut le restaurant où il mangeait. Accroupi sous une table pour se protéger, il a vu les gendarmes et les militaires fuir à toutes jambes.
Des serpents bouillis pour dîner, il est reparti vers les montagnes du Kirghizistan, du Tadjikistan, avant de rentrer doucement en s’arrêtant en Europe.
« Tu me conseillerais quoi comme destination? », qu’il m’a demandé, un peu désemparé de se retrouver sur des routes plus largement fréquentées.
« Dans le doute, tu te prends un billet vers l’Allemagne et tu me rejoins », que je lui lance, mi-sérieux.
Deux semaines plus tard, nous louions une voiture à Cologne, en Allemagne, avec l’intention de flirter avec les frontières du Luxembourg et de la France.
Pour tous ceux qui promettent qu’un jour, ils boucleront leur valise pour partager avec moi un autre bout du monde, Alexandre, en pur inconnu, s’est tricoté une amitié durable en changeant de cap plusieurs fois sans se poser de questions. Alexandre, il a le cœur qui bat trop fort pour se sédentariser.
On voyage souvent pour se trouver des points communs dans une forêt de différences culturelles. Mais il faut bien se perdre au bout du monde pour trouver un ami si proche qu’on ne l’aurait jamais vu, à la maison, faute de temps pour ouvrir les yeux.