Chronique|

Jamais apprivoisé

En Grèce, j’ai revisité les mêmes rues, les mêmes cafés, avant de me résoudre à créer de nouveaux souvenirs.

CHRONIQUE / Jamais! Un mot comme une enclume qui nous cale les pieds dans un sable mouvant, incontestablement, un peu plus vers le fond au fur et à mesure qu’on allonge ses syllabes pourtant si courtes.


Jamais! Un mot comme un animal qui refuserait de se laisser apprivoiser, qui nous enfonce ses crocs dans la peau chaque fois qu’on allonge la main, un tambour qui résonne, lancinant, en écho, pour sonner une finalité, un mur qu’on frappe sans réaliser qu’on peut le contourner. 

Je réfléchissais au mot jamais. À son sens profond. Au deuil des endroits, des gens, des moments qui ne reviendront plus. J’y réfléchissais dans le contexte du voyage et de l’acceptation qui, avec l’âge, la sagesse peut-être, laisse planer une paix un peu plus grande que la fois d’avant, quand je rentre au bercail.

Jamais et la paix qui vient rarement avec, j’avais l’impression de les avoir emprisonnés un brin, au creux de ma main, et de les avoir secoués tellement fort qu’ils avaient commencé à s’entremêler.

Mais voilà que la nouvelle est tombée, par un après-midi de septembre, dans un message accompagnant une photo de deux complices joyeux sur mon fil Facebook. Joao est parti. 

Subitement.

Joao, c’est le gars qui dormait tellement fort, à l’accueil de son auberge de jeunesse de Sao Paulo, qu’il ne m’a pas entendu sonner, à mon arrivée au milieu de la nuit. C’est lui qui ronflait si paisiblement sur le canapé, quand une autre cliente m’a laissé entrer, que je n’ai pas osé le réveiller.

C’est son pote Felipe qui, au moment de prendre le quart du travail de la matinée, m’a accueilli et m’a conduit à ma chambre. L’auberge avait ouvert cinq jours plus tôt : un projet entre deux grands amis qui faisaient tout eux-mêmes, qui avaient décidé de passer plus de temps ensemble.

C’était il y a sept ans. J’avais salué Joao une ou deux fois par jour, sans plus. Mais nous sommes devenus amis sur Facebook. Nous nous sommes suivis, apparemment, à distance, sans jamais échanger un mot de plus. Quelque part, loin, loin dans un horizon trop loin pour qu’on imagine à quoi il pourrait ressembler, planait la promesse que nous nous reverrions peut-être. Que nous parlerions peut-être pour vrai, avec l’impression que nous nous connaissons. Mais il est parti, quelque part dans la trentaine.

Mon petit choc à moi n’a rien à voir avec celui des proches ayant perdu un des leurs. Mais il m’a rappelé que les gens, les lieux, les moments nous sont prêtés. Qu’on finira par croiser des gens de partout qui iront leur chemin et ne reviendront peut-être jamais vers le nôtre. 

À Angkor Wat, une femme se déplaçant à l’aide d’une canne a renoncé à grimper à l’intérieur des temples pour économiser ses genoux. J’ai réalisé que je ne pourrais pas toujours aller partout.

La première fois que je suis parti vers l’Europe, dans les rues de Paris, je me répétais à plusieurs endroits qu’il me fallait profiter, que je ne reviendrais peut-être jamais là, précisément, même si Paris pouvait m’être donné encore dans le futur. Je me suis quand même demandé ce que c’était, profiter. Souvent. Comme si on pouvait enclencher un interrupteur d’intensité. Mais on a beau essayer d’emmagasiner très fort les souvenirs, on ne les assimile pas mieux ni plus vite. Et on retourne à Paris. On se reconnaît un peu. On découvre de nouvelles rues, de nouveaux restaurants. Et on oublie qu’on a oublié. On se dit qu’il ne faut jamais dire jamais. 

J’ai accéléré le rythme, pris l’avion plus souvent malgré mon empreinte carbone qu’on finira toujours par me reprocher, en réalisant qu’il viendrait peut-être un temps où je ne partirais plus jamais. 

Une fois, dans les temples d’Angkor Wat au Cambodge, une dame pas particulièrement âgée explorait en laissant sa canne la porter. Appliquer tout son poids sur ses genoux la faisait souffrir, mais elle hypothèquerait sa santé pour grimper dans un temple si on lui promettait que la vue d’en haut était imprenable. J’ai vu ce qu’elle avait manqué et lui ai recommandé de s’économiser. J’ai compris que je ne pourrais pas toujours aller partout.

Idem à mon deuxième passage à Athènes où, avant de créer de nouveaux souvenirs, j’ai dû laisser aller ceux qui me ramenaient dans les mêmes ruelles de Monastiraki, dans les mêmes cafés, où on ne servait plus la moussaka, dans la même auberge, qui avait été complètement rénovée.

Je me suis dit que c’est probablement de là que vient cette grande tristesse, au retour d’un voyage : c’est ce sentiment qu’on ne reverra peut-être jamais ces endroits qui nous ont fait vibrer, cette obsession de vouloir revivre les mêmes instants au lieu de s’ouvrir à la nouveauté. C’est le deuil.

Après plusieurs mois sur la route, il y a quelques années, je suis tombé à genoux. Je m’arrachais à un présent qui devenait passé composé. Je ne repartirais jamais pour la même aventure, avec les mêmes exaltations, le même sentiment de découverte. Je ne me voyais plus partir sans la garantie de la même adrénaline.

Mais voilà, c’est justement la possibilité d’ajouter à sa propre histoire, de la bonifier plutôt que de la remplacer ou de la corriger, qui m’a montré comment me relever, qui m’a incité à repartir. J’ai apprivoisé en partie le mot jamais.

C’était le deuil. Un deuil qui n’a rien de comparable à la perte d’un être cher, mais qui fait mal autrement. Et c’est justement en croyant comme un enfant que la fin n’arrivera pas, ni pour moi ni pour les autres, que j’accepte d’ouvrir mes bras aux gens et aux moments qui ne reviendront pas. 

J’ai décidé de ne plus m’arrêter à ce qui m’échappait, parce qu’il y a toutes ces choses que je ne verrais pas si je ne voyageais plus, tous ces endroits que je ne croyais plus revoir qu’il m’est encore possible de visiter pendant que je suis encore là. Je ne dis plus jamais, parce que je ne sais pas…