Chronique|

L’infiniment grand des Innus en Basse-Côte-Nord

Le campement sur l’île sauvage d’Apinipehekat, à 400 km au nord-est de Sept-Îles, donne l’impression d’être au bout du monde.

CHRONIQUE / Trois drapeaux claquent au vent. Dans le silence de l’aube déjà bien claire, l’air du bout du monde souffle en accéléré et siffle en envahissant les grands espaces à perte de vue. Quel que soit le moment du jour ou de la nuit, il laisse rarement tomber les drapeaux du Canada, du Québec, et de Tourisme Winipeukut nature, plantés sur l’île Apinipehekat (qui signifie « le passage étroit de l’est »), dans le golfe du Saint-Laurent.


Le vent et l’infiniment grand nous happent d’emblée sur cette île de la communauté innue d’Unamen Shipu, à l’est de Natashquan et de Kegaska, où s’arrête pour le moment la route 138. On se trouve alors à 400 km au nord-est de Sept-Îles. Sur les cartes, on verra aussi le nom de La Romaine, à ne pas confondre avec le barrage, qui désigne le secteur non autochtone de la communauté.

L’infiniment grand, c’est le lichen qui couvre les îles, la mer qui s’agite en même temps que le vent, les tentes innues dressées un peu à l’abri des éléments, à travers les épinettes, pour les moments de socialisation. C’est l’internet sans fil qui ne se rend pas, comme l’électricité qu’on produit à l’aide d’une génératrice pour la préparation des repas. 

L’infiniment grand, teinté de liberté et de calme, devient pourtant secondaire dans un trop court séjour d’immersion dans la culture innue. Les traditions et le savoir millénaires, de la cuisson du pain dans le sable à la pêche au homard à l’épuisette, touchent une corde sensible. Ils nous rebranchent avec nos racines trop profondément enfouies, avec la richesse des façons de faire des Premières Nations.

Tourisme Winepeukut nature a lancé cette année ce nouveau forfait de quatre jours et trois nuits qui comprend la traversée à bord du Bella-Desgagnés, à partir de Kegaska, l’hébergement en chalet et en tente traditionnelle et huit repas. Surtout, il s’agit d’une immersion incontournable dans la culture innue d’Unamen Shipu, qui, en langue innue, veut dire rivière et peinture, en référence à la peinture rouge qui devait protéger les canots des mauvais esprits. 

Pendant que les homards cuisent sur le feu, Anastasia prépare la banique directement dans le sable.

C’est loin, la Basse-Côte-Nord? On fait pourtant le tour de la Gaspésie sans broncher...

On l’oublie, ou on ne le sait pas, mais les Innus ont la présence historique la plus ancienne au Québec, soit environ 10 000 ans. S’ils étaient autrefois nomades, ils se sont sédentarisés. Ils continuent néanmoins de pratiquer la chasse, la trappe, la pêche et la cueillette.

Unamen Shipu compte environ 1600 âmes. Sur la terre ferme, la population se déplace surtout en quad, vers l’épicerie de la communauté par exemple, où les prix atteignent entre autres 6 $ pour deux litres de lait. L’hiver, la motoneige a la cote, surtout qu’Unamen Shipu est établi le long de la Route blanche, ce sentier de motoneige reliant Natashquan et Blanc-Sablon.

Le village a beau être petit, les îles, elles, sont nombreuses et éloignées. On peut passer des heures en mer pour se lancer sur les traces des baleines, des macareux ou des loups marins.

Au village, la tournée de la communauté mène à l’église, où la religion catholique continue d’attirer les adeptes. Près de l’autel, où repose une bible en langue innue, une tente traditionnelle miniature a été érigée. Sur un mur est accroché un portrait géant de Kateri Tekakwitha, la première sainte autochtone d’Amérique du Nord.

La communauté connaît par ailleurs une forme de baby-boom. Les écoles y sont pleines et les jeunes peuvent étudier à Unamen Shipu jusqu’à la fin du secondaire, après quoi ils iront vraisemblablement vers Sept-Îles. Sinon, le principal employeur est le Conseil des Innus et la moyenne d’âge des résidents se situe à 25 ans. Et techniquement, Unamen Shipu cherche à être une « réserve sèche », c’est-à-dire que les commerces n’y vendent pas d’alcool.

« Nous voulons soutenir nos jeunes pour qu’ils vivent l’avenir » dit l’ancien chef de bande Raymond Bellefleur.

En route vers le quai, où un zodiac nous attend pour une balade de 20 à 30 minutes vers l’île sauvage d’Apinipehekat, on peut écouter la radio communautaire, une véritable courroie de transmission pour communiquer ses messages aux voisins et amis. Elle joue un rôle important dans la communauté et le bingo y est très important.

Sur l’île, à proximité de la grande tente où sont cuisinés les repas, un feu crépite dans un petit quadrilatère protégé du vent par des feuilles de tôle. Le deuxième soir, Anastasia, 79 ans, une aînée de la communauté, surveille le pain qui cuit dans le sable. Elle n’en est assurément pas à sa première cuisson de banique, agissant d’une main assurée.

La pâte a d’abord été déposée dans le sable, puis recouverte complètement. Des bouts de bois fumants ont été ajoutés pour la recouvrir. Mais attention, pour la première quinzaine de minutes, il faut éviter de lourdes bûches, sans quoi le pain s’écrasera. Quand on l’aura retourné et recouvert de nouveau, on pourra s’en donner à cœur joie.

Une fois le pain cuit, Anastasia le retire du feu et le tient en place avec un gant, pour éviter de se brûler. De l’autre main, d’un geste sans hésitation, elle fait glisser à répétition la lame d’un couteau contre la croûte noircie, pour retirer le sable et les parcelles brûlées. 

On pourrait ne manger que ce pain tellement il est bon. Mais le reste des repas est tellement goûteux qu’on les termine toujours ronds comme des ballons et fous de gourmandise. 

Bien repus, bercés par un vent qui nous fouette et qui disperse les moustiques autrement trop affectueux, on peut attendre que les étoiles pointent dans un ciel presque immaculé ou gagner la tente pour allumer un feu qui chassera l’humidité et chauffera l’air pour la nuit. Le camping de luxe, sur des matelas très confortables munis de sacs de couchage, promet une nuit paisible.

On fournit même la lampe de poche, au cas où l’appel de la toilette sèche se ferait sentir entre deux rêves. 

L’expérience ne fait que commencer et déjà, la promesse d’aventures et de découvertes culturelles se fait douce. Je suis sous le charme d’Anastasia, de son mari Joséphis, 81 ans, que je suis déjà impatient d’entendre chanter et se raconter. J’ai hâte à ces paysages dans un archipel qui pourrait très bien devenir le premier parc national innu au Québec d’ici dix ans si le projet sur la table se concrétise.

Mais avant, il faut s’endormir avec le doux parfum des épinettes et de l’air salin.

Suivez mes aventures au www.jonathancusteau.com


Le journaliste était l’invité de Tourisme Winipeukut nature et de la communauté d’Unamen Shipu.