Les deux hommes auraient pu être des amis. Emmurés dans leur propre corps, mais l’esprit libre, ils auraient discuté de la vie et de la mort en regardant par la fenêtre avec vue sur un magnifique jardin. «Il a déjà été beaucoup plus fleuri. À mesure que je dégénérais, il s’est transformé en arboretum. C’est ma vie ce terrain. Chaque arbre et chaque arbuste a une histoire.»
J’en étais à ma seconde visite chez Michel Favreault et son épouse Mireille. Geneviève et Aline Bourgault aussi. J’aurais pourtant juré que les quatre se connaissaient depuis toujours en les voyant se faire l’accolade et prendre des nouvelles les uns des autres. «Comment vas-tu mon beau Michel?», demande Geneviève qui n’a pas semblé déstabilisée par sa réponse: «Depuis qu’on s’est vus, au printemps, je ne marche plus et je ne peux plus me faire la barbe.» Ses bras refusent de collaborer. Pince-sans-rire, il assure avoir néanmoins trouvé un truc pour continuer de savourer lentement son verre de rouge, soit en s’appuyant sur l’accoudoir de son fauteuil roulant.
Ma première rencontre avec Michel Favreault remonte en novembre 2017. Dans une chronique intitulée «Regarder la mort en face», j’y partageais les réflexions d’un homme de 70 ans atteint de la myosite à corps d’inclusion, une maladie rare, dégénérative et cruelle. Ses muscles l’abandonnent à son sort. Un peu plus chaque année, chaque mois et chaque semaine, son corps paralyse. «Je suis devenu une momie qui bouge encore un peu et qui ne craint pas l’au-delà», m’avait-il confié dans la chaleur de sa cuisine champêtre.
Avec une lucidité déconcertante, le résident de Sainte-Ursule m’avait dépeint son quotidien de plus en plus lourd à supporter, sans jamais m’interdire d’énumérer ce qui l’attend dans un futur proche. Corps rigidifié, retour aux couches, gavage, détresse respiratoire...Michel Favrault le sait depuis le début. Impossible de se soustraire à cette liste où la qualité de vie et la dignité en sont fatalement exclues.
Il me l’avait dit en cet après-midi d’automne et me l’a répété cette semaine. Les critères d’admissibilité pour recevoir l’aide médicale à mourir doivent être révisés pour les personnes qui souffrent d’une maladie sans issue. Michel veut être bien compris. «Je n’ai pas fait la demande, je ne suis pas rendu là, mais je m’en vais nulle part ailleurs.»
Dans sa maison de Val-Alain, dans la région de Chaudière-Appalaches, Jean-Claude Bourgault avait lu cette chronique également publiée dans le journal Le Soleil. Quelques jours plus tard, il m’envoyait ce courriel. «Michel Favreault est atteint de myosite à corps d’inclusion, tout comme moi. Je ne connais pas d’autres personnes qui ont cette maladie, alors ce serait très intéressant d’avoir un contact pour échanger.»
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À l’invitation de Michel, Jean-Claude s’est joint à un petit groupe de personnes touchées par la myosite, des hommes et des femmes d’un peu partout au Québec qui s’écrivent pour se partager des pans de leur vie. Prisonnier de son corps, l’ancien facteur se sentait soudainement un peu moins seul. Il avait reçu le diagnostic vingt ans plus tôt, lui qui souffrait déjà d’une grave blessure au dos.
Durant toutes ces années, les médecins ont bien tenté de le soulager avec des doses de morphine de plus en plus fortes et auxquelles son corps s’était habitué. Incapable de rester couché dans un lit, Jean-Claude a dormi dans un fauteuil pendant onze ans et demi. «Malgré cela, mon père a conservé son moral à toute épreuve, faisant les deuils nécessaires et choisissant de voir le verre à moitié plein.»
C’est ce que Geneviève Bourgault a écrit dans la nuit du 23 janvier dernier, alors qu’elle veillait son père endormi. L’homme de 71 ans avait demandé à sa fille d’informer le groupe qu’il s’apprêtait à être délivré de ses souffrances. Sa vie étant devenue invivable, Jean-Claude remplissait les conditions pour recevoir l’aide médicale à mourir. Il n’allait surtout pas s’en priver.
Michel Favreault devient ému en se remémorant le message de Geneviève qu’il a lu à son réveil. Sans plus attendre, l’homme a pris sa tablette électronique et avec ses deux doigts qui acceptent encore de plier, il lui a répondu: «Même après son départ, votre père restera le symbole et l’inspiration pour moi dans le combat que je mène pour qu’on élargisse les critères donnant accès à l’aide médicale à mourir. Votre témoignage m’a galvanisé et je regrette de ne pas avoir connu votre authentique héros.»
Touchée droit au coeur, Geneviève a eu le temps de lire le mot de Michel à Jean-Claude qui est décédé le 24 janvier dans une paix profonde. Juste avant 16 h, il a levé son verre de cidre de pommes avec ses proches conscients de vivre avec lui un moment sacré. Une amitié est née entre Michel, Geneviève, Mireille et Aline qui ont eu la gentillesse de m’inviter à ce deuxième rendez-vous. On a pu sentir la présence de Jean-Claude à travers leurs rires et leurs yeux pleins d’eau.
Geneviève continue de correspondre avec Michel et comme la fille le faisait avec son père, elle n’hésite pas à l’embrasser sur les joues, à lui prendre la main, à lui demander comment il va, comment il se sent. «Ça m’intéresse ce qu’il vit. On se parle des vraies affaires.»
Ça a également cliqué avec la douce Mireille. Malgré la sclérose en plaques, elle trouve encore la force de s’occuper de son homme comme le faisait Aline avec Jean-Claude. «Ce sont deux femmes aidantes, avec le coeur sur la main.» Psychoéducatrice dans la région de Montréal, Genevière Bourgault a décidé de changer de carrière. Assister son père mourant et soutenir sa mère l’ont convaincue de concrétiser un projet qui germait en elle depuis longtemps: accompagner des personnes en fin de vie. «Papa aurait été d’accord avec ça.» Michel Favreault en a la certitude aussi.
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