Chronique|

Incapacité à porter secours

Une tortue tentant par instinct de reproduction de traverser une voie publique aussi achalandée que la route 112 prend d’énormes risques. Malgré mon désir d’aider celle-ci à s’éloigner du danger, ce fut son dernier périple.

CHRONIQUE / Entre un rapport rappelant que 1,3 million d’enfants baignent dans la pauvreté au Canada et l’intransigeance d’un président ayant tardé à admettre que l’isolement des enfants était une sanction excessive contre les familles ne se conformant pas aux lois sur l’immigration dans son pays, le sort des tortues paraît assez superficiel.


Pourtant, si vous saviez à quel point j’aurais voulu éviter cette fin atroce à une migrante de la rivière Saint-François!

J’ai failli être le premier à rouler sur une tortue qui traversait la route 112 à l’approche de Weedon, devant le Camping Beau-Soleil. Immobile, on aurait dit une bouse détachée d’un épandeur à fumier. J’ai juste eu le temps de donner un coup de volant pour l’éviter en la voyant bouger d’un centimètre.

J’ai immédiatement eu le flash des trois tunnels aménagés il y a une vingtaine d’années à la sortie du marécage du lac Brompton, un corridor achalandé durant la période de nidification des tortues et la saison des amours chez les grenouilles. De basses clôtures installées le long de la route 220 obligent les amphibiens à utiliser les passages souterrains leur évitant d’être exposés à la circulation.

En l’absence de semblable protection et estimant de mon devoir d’intervenir, j’ai rebroussé chemin. Restez calme, Madame, les secours arrivent!

La pôvre n’avait que le temps de se sortir le bout du nez pour essayer de voir d’où venait le danger qu’un autre véhicule la refoulait dans sa carapace.

J’ai commencé à avancer vers elle pour agir en protecteur, mais j’ai ressenti au deuxième pas l’insécurité des signaleurs routiers qui sont tués ou blessés par des conducteurs distraits.

Puis, c’est la sentence imposée à une jeune femme ayant voulu se faire protectrice de canards sur l’autoroute 15 — interdiction de conduire durant 10 ans —, qui m’a paralysé : si je parviens à stopper une voiture et celle-ci est emboutie à grande vitesse par une autre, qui enverra-t-on au tribunal?

Le temps de me décider, un puissant courant d’air créé par le passage d’un camion chargé de billots de bois a soufflé la tortue. Comble de malheur, elle a atterri sur le dos en clignotant sans arrêt des membres comme les feux d’urgence de nos véhicules. Elle était dans le trouble pour vrai!

Plan B : d’un gentil coup de pied, je te donne une poussée afin que tu glisses au plus sacrant sur le dos jusqu’à l’accotement. Ensuite, on s’occupera de te remettre sur pied.

La vitesse de pointe d’un camion de livraison a cependant devancé mes nobles intentions. Après son passage, plus de son, plus d’image. Que de la déception de ne pas avoir réussi à lui porter secours.

Pour m’en confesser, j’ai appelé le parrain des tortues, Daniel Bergeron, le biologiste ayant été l’instigateur des tunnels du lac Brompton dont le Canada en entier a parlé.

« Il ne te fallait pas risquer. Le geste qui laisse une empreinte dans le temps est la sensibilité. Cette tortue serpentine avait probablement entre 10 et 15 ans et on peut présumer qu’elle vivait dans le littoral de la rivière Saint-François. Elle s’en est éloignée pour aller pondre ses œufs en terrain sec avec le souci de ne pas les exposer aux prédateurs. En cela, les accotements en gravier des routes ou des voies ferrées sont des pouponnières naturelles, qui ont cependant le défaut d’être risquées » m’a-t-il expliqué.

Au même moment, ma consœur Marie-Christine Bouchard manifestait sur Facebook sa tristesse d’avoir vu une autre tortue gisant en bordure de l’autoroute des Cantons-de-l’Est.

« C’est le pic de la reproduction. Depuis vendredi dernier, nous avons reçu pas moins de 250 signalements qui, fort heureusement, ne sont pas tous des cas de mortalité. Les tortues ont un cycle de reproduction très lent et certaines d’entre elles atteignent l’âge de la maturité sexuelle seulement à 25 ans. De plus, le taux de survie des œufs est inférieur à 5 %. Ces particularités en font une espèce qui reste extrêmement fragile et c’est pourquoi l’initiative des tunnels pour amphibiens a été reprise ailleurs », rapporte Caroline Gagné, coordonnatrice du Projet Carapace parrainé par l’organisme Conservation de la nature du Canada.

Le site carapace.ca nous invite à participer au recensement. Il est également riche d’information et de conseils pour augmenter notre niveau de vigilance.