Chronique|

Comme si les gens heureux s’étaient enfuis

La piste de bobsleigh des Jeux olympiques de Sarajevo avait été transformée en repaire pour les tireurs d’élite.

CHRONIQUE / La vie a repris son cours à Sarajevo comme dans le reste de la Bosnie-Herzégovine. Alors qu’on cherche encore les victimes du génocide à Srebrenica, dans l’est, les grenades ne tombent plus sur les villes. Les chars d’assaut ne crachent plus la destruction. Les mitraillettes ont été remisées.


Les traces du conflit de l’ex-Yougoslavie étaient pourtant partout une vingtaine d’années plus tard. Le parlement, une tour blanche qui brûle sans fin sur les célèbres images de la guerre, brille comme un neuf. Il a été réparé, comme le Holiday Inn, juste en face. L’hôtel, épargné, logeait autrefois les journalistes couvrant le conflit. Plus près de la vieille ville, des éclaboussures de peinture rouge marquent le sol çà et là. Les plus pressés, ou ceux qui ne baisseront jamais les yeux, ne les verront pas. On les appelle les roses de Sarajevo. Il s’agit des traces laissées dans le béton par les explosions de mortier. Chacune des cavités a été remplie d’une résine rouge. Et chaque rose a son histoire.

Dans le petit marché public, un espace bétonné couvert d’un toit, les étals de légumes et de fruits frais se côtoient. Tout au fond, sous un cube de verre, une grenade est toujours visible. Lancée en plein marché, alors que les Bosniaques affamés allaient chercher leur ration hebdomadaire, elle avait tué ou mutilé plusieurs civils. Quand les secours sont arrivés, une deuxième grenade avait explosé. En tout, 67 victimes.

Les cimetières rappellent aussi les affres des affrontements. Ils sont partout, avec leurs pierres tombales toutes blanches. Les parcs, les terrains de football, le stade olympique, aussi, ont été transformés pour accueillir les cadavres qu’il fallait absolument enfouir. Les monuments à perte de vue ont en commun l’année du décès de la plupart des défunts. On marche sur les petits sentiers entre des individus dont l’histoire s’est achevée en 1993. Ou en 1994.

Près d’un de ces cimetières, j’ai rencontré deux Bosniaques qui avaient à peu près la quarantaine. Elle, elle vit à Munich. Si elle revient en visite, elle n’a plus l’intention de s’établir un jour dans sa terre natale. Le pays se cherche. Le taux de chômage est trop élevé. Personne n’arrive à s’entendre sur la direction à prendre.

Lui, il vit toujours là. Il n’a que du négatif à formuler au sujet de sa patrie. D’ici 20 ans, il en est convaincu, le pays se déchirera de nouveau. Pour lui, il n’y a d’autre avenir qu’un autre conflit. C’est comme si les gens heureux s’étaient enfuis.

Sarajevo, c’était aussi les Jeux olympiques, en 1984. Les traces de l’événement sont laissées à l’abandon. En taxi, on accède facilement aux pistes de bobsleigh, dans les montagnes. Couvertes de graffitis, elles donnent l’impression que le monde a bien changé depuis que les Allemands y ont été couronnés. Dans la structure de béton, des trous ont été percés pour permettre aux tireurs, pendant la guerre, de voir venir l’ennemi. Le refuge était somme toute idéal.

Deux grenades ont successivement explosé dans ce marché, pendant la guerre de Yougoslavie, faisant 67 morts.

La nature reprend peu à peu ses droits sur les installations à l’abandon. Pour ceux qui s’y aventurent, cherchant à saisir le paradoxe entre les grandes joies et la terreur qui y ont eu cours en à peine une dizaine d’années, on rappelle d’être prudents. Il ne faut jamais quitter la piste bétonnée. Les mines antipersonnel, enfouies par milliers dans les années 1990, gisent encore partout dans la forêt environnante.

Et quand on se met à écouter, quand les histoires nous parviennent timidement, on comprend que ce qu’on nous raconte est probablement beaucoup moins pire que ce qu’on a vraiment vécu.

Il y avait celui qui refuse de manger des pommes de terre ou des fèves, lui qui a survécu principalement avec ces deux aliments pendant le siège de Sarajevo. D’autres refusent aussi de consommer le poisson depuis que des milliers de cadavres ont été jetés dans les rivières...

Il y a ces autres qui n’attendent plus les petites joies de la vie, comme le mariage d’un enfant ou la naissance de petits-enfants. Ils repoussent la mort en espérant qu’on retrouve le corps des leurs dans les charniers de Srebrenica.

Et il y a ceux qui, irrationnels dans les douleurs de la guerre, ont enguirlandé un être aimé d’être mort pendant le conflit, alors qu’il se trouvait bien vivant devant eux. Ils refusaient de croire que les nouvelles pouvaient être bonnes.

Les chars d’assaut ne crachent plus la destruction, mais à Sarajevo, c’est un peu comme si les gens heureux s’étaient enfuis.

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