Chronique|

Photogénique, le monde

Ce garçon tentait de rattraper sa vache en courant en bordure d’une route à Axum, en Éthiopie, mais la circulation l’empêchait de traverser.

CHRONIQUE / Je pense que c’était en Équateur. Le souvenir est flou. Ou peut-être était-ce complètement ailleurs. À défaut de pouvoir citer parfaitement la source, vous saurez que ça ne venait pas de moi, mais que le message a porté. Une voyageuse m’avait confié qu’elle se restreignait à une photo par jour. Une seule.


Qu’arrivait-il si un animal d’une espèce en danger se pointait? Si un défilé de citoyens en costumes traditionnels envahissait subitement les rues? Si le cliché du jour avait été croqué, il était trop tard. Elle admirait avec les yeux sans se donner le droit de jouer de l’obturateur.

En seriez-vous capable? À l’heure des écrans allumés tout le temps, partout, pour zyeuter la dernière photo sur Instagram, attraper la dernière vidéo de chat sur Facebook ou répondre en un temps record au dernier courriel du bureau, il est parfois difficile de décrocher. On veut que tout le monde vive le voyage par procuration.

Mais voilà le problème, c’est qu’il est photogénique, le monde. C’est qu’à travers la lentille, on peut découvrir de nouveaux angles sur des endroits qu’on a pourtant vus des millions de fois. On peut aussi ramener de magnifiques portraits d’individus qui, sans même prendre la pose, portent toute l’histoire d’un pays.

Il est difficile à trouver, l’équilibre, quand, les deux yeux hyperactifs, on frôle l’épilepsie à essayer tout voir. Surtout qu’on a tous une matante Germaine qui répète que le coucher de soleil sur Cancun était bien plus beau en vrai. Mais elle a quand même ramené 200 photos d’un horizon noir-orange pour pouvoir nous le raconter.

Je n’ai pas retenu la stratégie de l’unique photo chaque jour. Pas plus que j’accepte de passer mes vacances à préparer des mises en scène pour des clichés dignes d’une publicité de jus d’orange. L’équilibre, je l’ai cherché après avoir constaté que mes deux mains ne suffisaient pas à coordonner l’appareil photo, le téléphone, pour les médias sociaux, et la Go Pro, pour des vidéos amusantes que je n’ai jamais le temps de monter de toute façon.

De tous les pays, je l’avoue, l’Islande est probablement un des plus photogéniques. Ses phares colorés, partout au bout des routes qui sillonnent les fjords, le sable noir de Vik et les macareux qui se posent dans les villages voisins, les parcelles de glaciers à Jökulsárlón ou les maisons aux teintes éclatantes au nord, à Siglufjordur, suffisent à remplir une carte mémoire.

C’est sans compter les dizaines de chutes, qui finissent toutes par se ressembler, mais qu’on photographie quand même, le passage piéton multicolore de Seydisfjordur, l’église en forme de fusée de Reykjavik, l’Hallgrimskirkja, ou encore les piscines situées en bord de mer, comme celle d’Hofsos, qui m’a valu une réaction démesurée sur les médias sociaux.

Même si les journées sont longues, en été, dans le pays des glaces, il faut se discipliner. La première journée à parcourir la contrée en voiture, je me suis arrêté beaucoup trop souvent, sur le bord de la route, parce qu’il y avait trop à croquer avec la lentille. À partir du troisième ou du quatrième jour, j’ai appris à laisser tomber.

En Éthiopie, c’est tout cette histoire, ce mélange d’inusité et de sacré, sous une lumière ensoleillée, qu’on capturerait à chaque instant. Les célébrations orthodoxes dans les églises de pierre de Lalibela ou la situation géographique des églises perchées de Tigré sont particulières photogéniques.

Siglufjordur, en Islande, est particulièrement photogénique. Tantôt les maisons multicolores et la montagne attirent le regard, tantôt le fjord et ses bateaux donnent un coup d’œil paisible.

Mais on trouvera aussi les scènes de vie quotidienne, comme ce garçon qui tentait de rattraper sa vache en courant en bordure de route à Axum, alors que voitures et autobus ne lui laissaient aucune chance de traverser. Les marchands établis au coin des rues ou la cohue d’Addis-Abeba ou de Mekele donnent aussi de jolis portraits.

Et que dire de la région du Danakil, de son volcan et du lac de soufre de Dallol?

Pour moi l’Afrique offre les meilleures occasions de photo. Pour le sourire spontané des populations, pour les véhicules colorés, pour les marchés vibrants d’activités et de produits frais.

Des garçons congolais ayant traversé la frontière du Rwanda pour faire trempette dans le lac Kivu n’ont pas rechigné à plonger pour la caméra. Les animaux sauvages des safaris en Ouganda ou en Afrique du Sud offrent des souvenirs impérissables, sur pellicule, sans qu’on ait besoin de les chasser. Les palmiers et les toits bleus de Sidi Bou Saïd, en Tunisie, donneront ce coucher de soleil qui ne sera jamais aussi beau en photo.

Dans le même sens, bien sûr qu’il a de quoi satisfaire même le plus capricieux des photographes en Inde, où les traditions s’entrechoquent. Véranèse à elle seule peut tenir occupé pendant des jours avec ses enfants jouant sur les quais, les cérémonies religieuses de début de soirée au même endroit, ou les vaches sacrées qui se promènent dans les rues étroites de la vieille ville, celle-là même qui forme un véritable labyrinthe.

Le long du Gange, on verra des essaims d’oiseaux à la poursuite des péniches des pêcheurs ou des hommes vêtus d’une simple serviette en train de faire leur toilette à même le cours d’eau hyperpollué. On peut aussi y croiser des sâdhus, des êtres hautement spirituels.

Enfin, toujours en Asie, les centaines de temples de Bagan, en Birmanie, offrent des occasions de photo très intéressantes, pour peu qu’on s’éloigne des foules. Les dessins traditionnels et les pantins colorés accrochés près de certains d’entre eux permettent d’ajouter une touche de couleur.

Pour ma part, c’est au lac Inlé que j’ai eu les plus belles surprises. Son village flottant, ses habitants récoltant les légumes à même des jardins plantés au milieu du lac, la fabrique de cigares et les femmes girafes m’ont permis de croquer des scènes inhabituelles.

Il est beau le monde. Photogénique aussi. Il faut seulement apprendre à le regarder plus souvent avec les yeux qu’avec la lentille de la caméra.

Suivez mes aventures au www.jonathancusteau.com.