Pourtant, je me pose la question souvent. Pour savoir si ma vie s’efface à mesure qu’elle s’écrit. Pour savoir si j’ai gaspillé des heures, des jours aussi, où j’aurais pu me mettre en danger, me dépasser, ou simplement m’exposer à de la nouveauté.
La vérité, c’est que l’ordinaire est partout. L’extraordinaire aussi. Suffit de trouver ce qui fait sortir l’un de l’autre pour arriver à un équilibre. Pas besoin de sauter en parachute ou de tourner dans le dernier Spielberg pour sortir de sa routine. Une nouvelle rencontre, du temps libéré dans un horaire trop chargé pour passer une soirée avec les enfants, une nouvelle recette qu’on n’a même pas fait brûler, bonjour les accomplissements.
Mon côté kitsch voudrait répéter ce cliché maintes fois partagé en ligne : « Les voyages sont les seules choses que vous achetez qui vous rendent plus riche. » C’est vrai en partie.
Chaque fois que je me couvre d’ordinaire et que j’en rougis, souvent donc, je retourne dans les endroits les plus uniques, me remémore ces moments que je n’aurais pas vécus en restant chez moi.
Soyons honnêtes, partir à l’étranger, c’est aussi rempli d’ordinaire. Rien de bien excitant à attendre des heures dans une gare parce que le train passe quand il a décidé de passer. On ne voyage pas non plus pour ces moments passés à la laverie, à l’épicerie ou à la pharmacie, pareil comme on le ferait à la maison, à un ou deux détails près. Et on se passerait de l’extraordinaire qui se traduit sous forme d’insectes indésirables dans une chambre d’hôtel.
Vrai qu’à tout le moins, on peut se targuer d’avoir attendu un train je ne sais où ou d’avoir fait l’épicerie au fond de nulle part. Sauf que d’aventures, ce sont les passagers du train ou les produits de l’épicerie qui nous sortiront de notre ordinaire.
Plus encore, quand j’ai envie de regretter tout ce que je n’ai pas encore fait ou tout ce qui m’a échappé, j’ajoute une goutte à mon verre à moitié vide pour qu’il soit sans contredit plus plein que vide. Et je puise chaque goutte dans d’autres ici, même là où il ne tombe jamais le moindre crachin.
Sans mon passeport, je ne serais jamais descendu dans le réservoir d’un volcan éteint en Islande. Je ne me formalise pas de ne pas savoir prononcer son nom, le Thrihnukagigur, en me remémorant la nacelle métallique suspendue dans le vide qui s’enfonçait le ventre d’un immense champ de lave séchée.
J’ai étouffé dans les vapeurs d’un volcan en activité, aussi, en Éthiopie. L’Erta Ale n’est pas bien élevé, mais il inspire le respect. Quand je me suis endormi, à quelques dizaines de mètres du cratère, je sentais son grondement qui faisait vibrer le sol.
Je pense à ça, quand mon oreiller manque un peu de ressort.
Quelle chance, aussi, de se tenir en plein cœur du Colisée de Rome, de s’imaginer les gens qu’on a mis à mort, là, sur la même terre que nous foulons. Idem à Nîmes, dans l’arène des gladiateurs. On a beau avoir vu ces combattants au cinéma ou dans les bandes dessinées d’Astérix, on ne réalise pas avant de s’être tenu dans ses gradins.
L’humanité en a réalisé des choses. Elle a laissé un tas d’accomplissements derrière que je me considère chanceux d’avoir pu toiser. Le Taj Mahal. Les temples de Petra, en Jordanie. La Muraille de Chine. Les églises monolithiques de Lalibela, en Éthiopie. Angkor Wat au Cambodge. Chitchen Iza au Mexique. Quel privilège d’avoir flirté avec des bâtiments imaginés et construits à une autre époque. Qui sait combien de temps nous saurons les sauvegarder encore.
L’extraordinaire, pour moi, c’est me tenir à quelques mètres du mâle dominant d’une famille de gorilles au Rwanda. Cet animal à la force incroyable aurait pu être particulièrement dangereux s’il l’avait voulu. L’extraordinaire, c’est une immense maman éléphant, en Afrique du Sud, se lançant à la poursuite de son éléphanteau en mal de liberté et qui le ramène, visiblement mécontente, au cœur du troupeau. C’est une lionne pas vraiment affamée, en Ouganda, qui se paye une course de santé pour effrayer une antilope qu’elle laissera filer. C’est d’apercevoir des toucans déployer leurs ailes et exhiber leur péninsule colorée dans la jungle de l’Équateur.
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L’extraordinaire, c’est manger un repas composé uniquement de fèves de Lima à la table de paysans péruviens ou ne plus savoir quoi faire d’un immense festin chez une famille modeste de Bolivie. C’est partager des dizaines de plats communautaires dans un restaurant chinois ou se mêler aux festivités d’une brasserie de Bavière.
Surtout, l’extraordinaire, c’est partager un plat de nouilles du quartier chinois de San Francisco avec un inconnu européen et être invité à son mariage, huit ans plus tard, sur les rives de la Méditerranée. C’est trouver quelqu’un né à l’autre bout du monde, dans un pays où l’hiver n’existe pas, et s’en faire un confident qu’on revoit chaque année. C’est connecter tellement qu’après une seule rencontre et l’usure des années qui se comptent sur plus qu’une main, on cherche encore des façons de se revoir.
Il y a tellement d’extraordinaire, dans nos patelins à nous, mais tout autant, ailleurs aussi, de différent, d’unique, pour qu’on n’ait pas trop souvent à nous poser la question : Qu’est-ce que j’ai fait aujourd’hui qui sort de l’ordinaire?
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