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C'était parfait pour reprendre le collier après une demi-année où je m'étais fait invisible. Les bretelles du sac à dos encore imprimées sur les épaules, le poids des années abandonné petit peu par petit peu dans différents fuseaux horaire, pour qu'il ne s'agglutine plus jamais, le cerveau complètement reprogrammé, je me présentais au boulot alors que personne n'avait de temps pour me rappeler que j'étais revenu. Parfait!
Je retrouvais le rythme fou de l'écriture à l'heure de tombée. À presque minuit, devant mon poste de travail, je pianotais vitesse grand V pour livrer un texte. On finissait de dépouiller les votes, mais les gagnants étaient connus.
Il y a eu le coup de feu. L'incompréhension. Les collègues qui se massaient devant la télévision dans mon dos. Au Métropolis, la première ministre élue venait d'échapper à un attentat. C'était le 4 septembre 2012.
J'ai figé. J'ai eu envie de pleurer. Pas par conviction politique. Parce que ma bulle venait de faire un grand pop. Parce que ce monde auquel je revenais, après des mois sur la route, n'était au final pas celui que je pensais avoir quitté. Je n'ai fermé l'oeil que passé 4 h du matin.
Je revenais à un monde tellement en avance sur certains plans, mais tellement paradoxal à la fois dans la façon de gérer ses richesses et ses libertés. J'étais passé par la Chine, où la démocratie n'a rien à voir avec celle que nous connaissons. On censure. On limite l'information que reçoit la masse. On réprime ceux qui contestent.
Sur la place Tiananmen, on se sent épié. On ose à peine presser le pas de peur de poser le pied là où il le faut pas. Quand une autopatrouille accélère dans notre direction, on retient notre souffle. Là-bas, on ne lésine pas avec les gestes de contestation sur une place aussi symbolique.
La Chine, c'est la surpopulation dans les villes, le bruit incessant partout. Parce que pas le choix. Ici, on s'embête et on se klaxonne parce qu'on a le droit. Rarement parce qu'on manque d'espace.
En 2012, je revenais de la Grèce, alors plongée dans une grave crise économique. Des touristes ont vu un homme désespéré se jeter de l'Acropole. On me racontait qu'il n'avait pas été le seul, cette année-là, à se laisser emporter par la crise.
Je revenais du Cambodge, où les Khmers rouges avaient laissé de violents souvenirs à un de mes chauffeurs de moto. Celui-ci me racontait comment ils avaient pris son père pendant que je voyais des enfants chasser des chauves-souris en lançant des pierres, espérant garnir la table pour le souper.
Là-bas, le bonheur, c'est courir dans la rue à la tombée de la nuit. C'est courir dans un champ avec les mêmes vêtements que le jour d'avant, et l'autre aussi, et prendre sa douche avec un seau d'eau, derrière l'escalier du patio.
Je revenais du Vietnam, où les enfants grandissent en montant sur le dos des buffles, en tombant tête première d'une motocyclette immobilisée sans que qui que ce soit s'en formalise. Ils pleurent leur douleur sans susciter le moindre froncement de sourcil.
Je revenais de la Thaïlande, où tous les hommes nous offrent les services de jeunes filles. Où le rôle des femmes nous oblige à prendre une distance, à essayer de comprendre comment on en vient là.
Je revenais du Brésil, où certains quartiers sont déconseillés la nuit. Où la plage fait partie de l'ADN des habitants de Rio.
Chez nous, ce n'est ni mieux ni pire. C'est différent. C'est chez nous. En théorie, l'endroit où on vit nous définit un peu. Mais pas ce jour-là. Ces endroits que je trouvais différents, qui confrontaient ma conception de la vie, du quotidien, de ma culture aussi, m'ont montré que je vivais dans une bulle que je n'avais jamais vue de l'extérieur.
Quelles que soient les circonstances de l'événement survenu le 4 septembre 2012 au Métropolis de Montréal, le symbole, en dehors de ma bulle éclatée, attaquait la démocratie. Il aurait été le même qu'on ait pris n'importe quel politicien pour cible.
On a intérêt, souvent, à prendre une distance des endroits qui, en théorie, nous définissent. Cette nuit-là, j'ai brisé ma bulle et j'ai commencé à peindre une nouvelle version de mon bonheur, de ma culture, des luttes qu'il reste à mener et des combats qu'il reste à gagner.
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